Peu avant le procès de Nuremberg, un jeune psychiatre américain, le capitaine Douglas McGlashan Kelley reçoit la mission de prendre en charge la santé mentale d’Hermann Göring et d’autres criminels nazis afin de s’assurer que ces derniers puissent comparaître "sains d’esprit et responsables de leurs actes". C’est la fascinante histoire de ces échanges et de leur fatale conclusion – le suicide, douze ans plus tard du médecin dans les mêmes conditions que celles de son prisonnier la veille de son exécution – que le journaliste américain Jack El-Hai restitue au cours d’une minutieuse enquête, traduite de l’anglais par Daniel Roche et parue aux éditions Les Arènes.
A partir d’archives inédites et d’entretiens avec le fils du psychiatre, Jack El-Hai guide le lecteur dans sa découverte des principaux traits de caractère et des mécanismes d’influences réciproques entre les deux protagonistes. Il détaille avec force précisions les attitudes arrogantes, dominatrices et non dénuées d’un charisme morbide d’Hermann Göring depuis son arrestation par les forces armées américaines, son passage par Augsbourg où il était attendu par des officiers de renseignement de la VIIème armée US, jusqu’à son arrivée au centre d’interrogatoire de Mondorf-les-bains près de Luxembourg. A l’issue du vol qui conduira le Reichsmarschall à Augsbourg, le pilote sollicitant une dédicace, s’exprimera en ces termes: "je me suis interrogé sur ce que nous savions vraiment de ces êtres pervers". L’enquêteur britannique du procès Airey Neave constatera quant à lui que Göring, successeur désigné du Führer en 1935, "était beaucoup plus rusé et dangereux" que les autres détenus. Éléments annonciateurs de la future mécanique, mêlant identification projective au contrôle destructeur de l’objet, et dont le psychiatre Douglas Kelley sera autant acteur que victime.
La dimension la plus intéressante de l’ouvrage réside en effet dans cette relation transférentielle, progressive et à haut risque, entre l’ambitieux médecin et son "illustre" patient. Si Kelley tente de manipuler Göring en misant "sur son amour-propre afin d’accélérer le sevrage" de son addiction aux psychotropes, le Reichsmarschall "joue de son côté sur l’orgueil professionnel de Kelley en se soumettant à ses directives". "Une relation chaleureuse" doublée d’une "fascination mutuelle" selon l’auteur, se développe entre les deux interlocuteurs aux environnements familiaux et aux anamnèses individuelles pour le moins chargés. Dans cette "confrontation entre deux mégalomanes dotés l’un comme l’autre" selon Jack El-Hai, "d’une solide assurance", l’objet d’étude Göring en vient littéralement à captiver Kelley qui outrepasse sa mission de suivi médical et se lance dans une exploration aveugle du personnage. Et ce, afin de décrypter et de diagnostiquer "un profil psychiatrique nazi" type. Fruit de ses recherches, son ouvrage "22 cellules à Nuremberg" publié en 1947 anticipera les thèses exprimées par Hannah Arendt couvrant pour le New-Yorker le procès "Eichmann à Jérusalem" de 1961 et celles de l’expérience de l’universitaire Stanley Milgram en 1963, sur la personnalité "ordinaire" des exécutants nazis. Une adjonction de 1915 dans les "Trois Essais sur la théorie de la sexualité" de Freud ne nous rappelle-t-elle pas la Vertretungsfähigkeit des pulsions, leur capacité à la mobilité et l’interchangeabilité: en clair, la possibilité d’une pulsion perverse à venir à la place d’une autre, non perverse et vice-versa?
Dans ce mélange des genres situé à la croisée de la psychiatrie et de la criminologie, un épisode particulier témoigne du verrouillage transférentiel entre Kelley et Göring, voire d’une introjection psychique partielle du second par le premier. Lors du procès, Göring demande à Kelley d’adopter sa petite fille Edda et de l’emmener vivre aux États-Unis dans l’éventualité de sa condamnation à mort et peut-être de celle de son épouse, par le tribunal. Jack El-Hai écrit : "à son retour quelques mois plus tard, Kelley fera part de cette proposition à son épouse Dukie, dont on ignore la réaction à la perspective d’adopter et d’élever la fille d’un dignitaire nazi". L’auteur minimise considérablement la portée de cette "révélation" et n’explicite pas la manière, pourtant essentielle du point de vue de l’inconscient, dont le psychiatre américain a pu présenter cette requête à son épouse. L’a-t-il évoquée en termes ironiques au simple détour d’une conversation? L’a-t-il, au contraire, présentée formellement à Dukie? Cela mériterait sans aucun doute des recherches supplémentaires.
L’historien ne s’embarrasse pas de cette affaire: il décrit à la place les dernières années de cet homme nourri d’un indiscutable instinct de contrôle. Il met à jour la désintrication pulsionnelle entre Eros et Thanatos chez ce "chercheur de vérité jusqu’au tréfonds des replis les plus obscurs de l’âme humaine". Au point de faire endosser à son jeune fils, le rôle de "sujet expérimental du père" en le soumettant compulsivement à toutes sortes de tests cognitifs. Des "sujets au-dessus de tout soupçon peuvent dériver vers un sadisme incompréhensible", selon le spécialiste Jean-Claude Maleval ("Criminologie et Psychiatrie", Ellipses, 1997).
Ce faisant, Jack El-Hai ne rencontre aucune difficulté pour nous suggérer la chute inexorable de Kelley dans une jouissance psychotique. Les conditions hystéroïdes, théâtrales et tragiques, de son suicide qui le conduisent à absorber le contenu d’une capsule de cyanure, rappellent "l’ultime geste de défi héroïque du Reichsmarschall". Dans l’obsession mutuelle des deux hommes de vaincre la mort et d’échapper à l’oubli, l’authenticité mortifère et attractive du pire leur a tenu lieu de destin commun.
Parution aux éditions Les Arènes d’une passionnante étude historique réalisée par Jack El-Hai, su...
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