Contrairement à ce que l’on peut penser, le changement de mœurs au sein d’une société a plus de chance de se produire à la suite de la multiplication de petites mesures d’organisation de la vie sociale au quotidien, apparemment isolées, que par une vaste réforme d’ensemble soutenue par une idéologie clairement affirmée.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les idéologies qui réussissent à changer profondément les mœurs reconnues à l’intérieur d’une société, sont celles qui procèdent par des réformes ambitieuses mais se présentant comme sans lien direct les unes avec les autres alors même que leur combinaison assure l’isolement des conduites et pratiques sociales les plus diverses dans un maillage serré d’interdictions et de punitions, chacune légitimée par « de bonnes raisons » auxquelles on ne peut que consentir.
Un reportage récent à la télévision montrait ainsi une nouvelle pratique de la police de la route qui consiste à user d’une surveillance accrue des automobilistes à l’aide du camouflage. Motards en civil et voitures banalisées sillonnent les routes et repèrent et, bien-sûr, sanctionnent le moindre accroc au code de la route.
Ce qui me semble problématique là-dedans, ce n’est pas le fond : on sait bien que la police est là pour faire respecter la loi, sur la route comme ailleurs.
Non. Le problème me paraît être d’ordre moral essentiellement et réside dans le choix de la dissimulation. Un rapport de défiance est ainsi posé entre la police et les citoyens, sur le postulat selon lequel les seconds, lorsqu’ils se croient libres de leur mouvement, ont naturellement tendance à abuser de leur liberté.
En d’autres termes, le contrôle des conduites sociales (la manière dont les individus se comportent en société) est délégué à un principe d’hétéronomie. Ce contrôle externe est d’autant plus efficace qu’il est masqué. Il permet d’instiller l’incertitude sur l’identité des autres et la peur de la sanction.
Or, s’agissant d’une institution telle que la police, les occasions dans l’histoire où celle-ci a éprouvé le besoin d’agir de la sorte ont rarement été associées à des motifs avouables et à des régimes démocratiques (je n’ignore cependant pas que les rafles ont été réalisées par des policiers en uniforme.
Mais justement, le régime qui les ordonnait avait cessé d’être républicain. A côté, une police parallèle s’était développée). Appliquer à la circulation routière la même méthode que celle qui prévaut pour le suivi des manifestations et l’identification et neutralisation des « casseurs » par des policiers déguisés en manifestants, fait partie de ces mesures qui relèvent d’un même esprit mais qui n’apparaît pas comme tel, tant les raisons sont multiples et évidentes qui permettent de légitimer cette mesure pour le cas auquel elle s’applique et conformément à l’intention qui est la sienne : rendre la route plus sûre. On attend de la multiplication des sanctions et surtout de son effet croissant sur la conduite des automobilistes, un comportement d’ensemble plus policé, mais toujours fondé sur la peur d’un contrôle qui peut se produire à tout moment.
Maintenant lorsqu’on a la curiosité d’ajouter cette mesure à d’autres, notamment celles ayant trait à l’emploi, prises dans l’année écoulée et de les comparer les unes aux autres, on constate qu’un même esprit les anime : discipliner les conduites des individus en société en les soumettant bon gré mal gré à une norme commune. Cet esprit, c’est celui du libéralisme originel et de son profond pessimisme sur la nature humaine et ses passions mortifères, antisociales, qu’il faut strictement encadrer si l’on veut que ses démons que sont les humains puissent cohabiter sans se nuire excessivement, au point de se détruire mutuellement. Les échanges marchands ont été perçus comme un bon médiateur permettant de faire œuvrer ensemble des individus qui finalement travaillaient pour leur intérêt particulier.
La liquidation de l’esprit libertaire de mai 68 est en marche. Certainement pas à travers une idéologie explicite dont il faudrait épouser les dogmes, mais bien plutôt par une batterie de mesures visant à peser sur les conduites individuelles et à les soumettre à un ordre moral qui appartient en effet à une tradition de pensée et à une vision de monde particulières. Laquelle n’est plus spécifiquement de droite, mais mord très largement sur sa gauche, dont les repères identitaires propres ont été effacés. Tout simplement parce qu’ils vont dans le sens opposé de celui du libéralisme : confiance en l’être humain là où le libéralisme ne voit que menaces ; utopie (réalisation d’un potentiel d’émancipation bénéfique) versus réalisme (n’est rationnel que ce qui est réel) ; auto-organisation versus chaos, etc.
Le libéralisme qui étend son emprise un peu partout dans le monde et singulièrement en Europe, au moment où celle-ci n’a toujours pas trouvé le moyen de perpétuer son modèle social distinct de la tradition anglo-saxonne, traduit cette crise profonde de confiance que les sociétés nourrissent envers leurs membres. La recherche de la soumission de chacun à l’ordre économique tout-puissant conçu comme plus petit dénominateur commun est une réaction decrispation face à un moment de mutation difficile des sociétés développées confrontées à des changements massifs sur tous les plans. La réponse d’un Sarkozy, qui est de réformer tout et n’importe quoi, est un moyen censé placer le pays dans le mouvement en position d’acteur plus que de patient.
Mais l’on peut se demander si ce stakhanovisme n’est pas là pour faire diversion face à ce qui nous échappe plutôt que nous permettre de nous organiser pour y faire face. Sachant que la façon dont la réforme sarkoziste se développe se fonde sur une soumission accrue du plus grand nombre à un esprit de hiérarchie et non d’initiative, au chef et non au collectif, à l’application des règles et non à l’innovation issue de l’activité de groupes reconnus en tant que tels, etc. ?
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