Quand j'avais 17 ans

Par Alain Bagnoud

Jean-Marie Félix dans son émission, Entre les Lignes, (RTS, Espace 2) proposera le 29 janvier et le 20 février, une mise en ondes (réalisée par Jean-Michel Meyer)  de plusieurs extraits du recueil de textes Quand j'avais 17 ans, publié par le Roman des romands à l'occasion de sa cinquième édition. 35 auteurs, sélectionnés durant ces cinq premières années, y ont participé. (Pour obtenir gratuitement le livre, voir ici.) En attendant l'émission, voici mon texte.

Quand j'avais 17 ans

On se prépare à se souvenir de ses vingt ans. Sur le moment, on construit et retient des scènes pour construire sa légende personnelle. Mes dix-sept ans, eux, manquent d'histoire, et dans ma vie, et dans le monde.

J'ai consulté des encyclopédies pour raviver ma mémoire : RAS dans l'actualité durable. C'était en 1976. Et si j'essaie de retrouver des souvenirs personnels, me reviennent surtout des tiraillements : le savoir du collège contre la culture paysanne, la fanfare contre le rock, le tambour contre la guitare électrique, la ville contre le village, des valeurs différentes liées aux générations qui me formaient, celle des pères et leur ordre d'un côté, celle des jeunes et leur envie de liberté de l'autre.

Cependant, il me semblait que je pouvais convoiter une unité, vivre ouvertement dans un monde stable. C'est bien ce que je faisais déjà, plusieurs heures par jour, mais clandestinement. En lisant.

Je parle d'une des périodes de ma vie où j'ai le plus lu, où les livres se glissaient dans tous les interstices : transports, cours où je dissimulais les romans sous des documents scolaires... Jusque tard dans la nuit, avec ce résultat : l'horreur de se lever le matin.

Ce n'était rien. En compensation, la littérature ouvrait un monde où les difficultés, les incohérences, les rudesses et les écorchures trouvaient un sens, loin des difficultés, des incohérences, des rudesses, des écorchures qui me semblaient le lot de l'existence.

Lire, on le voit, n'était pas seulement une distraction. Ce plaisir furtif relevait aussi de l'ordre du sacré et avait le goût d'une promesse : il y aurait bientôt la fin des tiraillements, ou plutôt leur intégration dans un accord majeur. Les moyens d'y parvenir m'étaient connus. La lecture était une fête, mais le but était que cette fête soit la vie. Il fallait devenir écrivain.

Le monde s'offrirait alors, apaisé, euphorisant. Moins parce que je produirais des textes que parce que le statut d'auteur me placerait dans cet univers de beauté, d'harmonie, de profondeur et de plaisir, que les livres imposaient.

En même temps, je savais que ce n'était pas gagné d'avance. J'étais un romantique, forcément. Ä dix-sept ans ! Il semblait établi que la littérature se gagnait par une élection prédestinée.

Je n'avais pas d'autre mérite qu'une ferveur pour elle, que je retrouvais peu autour de moi. Mais il me semblait que cette vénération me désignait. Malgré mon indignité, il se pouvait qu'on me choisisse et me fournisse la grâce, la capacité, tout ce qui me manquait naturellement. Une onction injuste mais nécessaire compenserait que je sois né au mauvais moment, au mauvais endroit, dépourvu de charme et de prédispositions. Ensuite, l'inspiration me soufflerait tout à l'oreille, guiderait ma plume, changerait le monde à ma place.

On voit que je ne croyais pas que le talent soit une simple question de travail, que la fabrication de textes consiste en une simple activité artisanale. À dix-sept ans, je ne croyais pas ça.

Et je me dis, trente-cinq ans plus tard, que j'avais sans doute raison.