A mi-chemin de la cage au cachot, la langue française a cageot, simple caissette à claire-voie vouée au transport de ces fruits qui de la moindre suffocation font à coup sûr une maladie.
Agencé de façon qu'au terme de son usage il puisse être brisé sans effort, il ne sert pas deux fois. Ainsi dure-t-il moins encore que les denrées fondantes ou nuageuses qu'il enferme.
A tous les coins de rues qui aboutissent aux halles, il luit alors de l'éclat sans vanité du bois blanc. Tout neuf encore, et légèrement ahuri d'être dans une pose maladroite à la voirie jeté sans retour, cet objet est en somme des plus sympathiques - sur le sort duquel il convient toutefois de ne s'appesantir longuement.
Francis PONGE
Le Cageot
dans Le Parti pris des choses
Paris, Gallimard, 1942.
Avec l'exceptionnel ouchebti du prince Thoutmosis, fils aîné prématurément décédé d'Amenhotep III et de la reine Tiy que nous avons rencontré mardi dernier dans son rôle de meunier du dieu Ptah, souvenez-vous amis visiteurs, j'ai apposé un point quasiment final à l'évocation des monuments relatifs à la panification exposés de ce versant nord de la vitrine 6 de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre.
Quasiment car, vous l'aurez probablement remarqué, il m'incombe d'encore attirer votre attention sur les pièces disposées sur l'étagère supérieure, immédiatement en dessous des deux figurines de meunières que précédait celle d'un brasseur, surplombant l'ensemble,
la brasserie constituant précisément le thème de cette petite tablette vitrée.
Or, nul n'ignore plus, je présume, que la pâte à pain, à partir d'un certain type de céréales communes, fut en Égypte antique à la base des opérations visant à préparer la bière, ces deux produits constituant le quotidien de la majorité de la population.
Raison pour laquelle vous pouvez vous rendre compte que l'attitude des trois artisans brasseurs oeuvrant devant nous
ressemble à celle de boulangers.
Aussi, en l'absence d'informations précises, est-il parfois malaisé d'établir une distinction entre le travail des uns et celui des autres, tant leurs gestes sont apparentés.
Acquis par le Louvre en 1978, le modèle de bois stuqué et peint (E 27164) qui nous occupera une partie de cette matinéedate du Moyen Empire. Toutefois, sa provenance reste inconnue.
Il est constitué d'un plateau de bois d'une longueur de 29,50 centimètres pour 20,30 de large sur lequel, à gauche, différentes sortes de vases à bière - six en tout - n'attendent plus qu'à recevoir le précieux breuvage que vont fabriquer les trois personnes de droite : deux hommes penchés d'abord, qui s'affairent à écraser les grains - d'orge ou de blé amidonnier - en se servant d'un rouleau broyeur sur leur meule et, à leurs côtés, une femme assise, poitrine nue, les mains tendues vers un objet définitivement perdu.
Bien au-delà de la rusticité, - de la gaucherie jugeront peut-être certains -, inhérente à l'ensemble des modèles que nous avons croisés - et je pense évidemment aux figurines que vous avez précédemment tant admirées et que vous apercevez toujours au-dessus de la vitrine -, c'est naturellement encore ici la philosophie du geste, de l'attitude au travail qu'il nous faut retenir.
Nonobstant les grands yeux blancs démesurés et dépourvus de pupille qui barrent leurs visages, ainsi courbés sur leur tâche, ils semblent extrêmement concentrés sur l'effort à fournir.
Un détail technique, un détail de fabrication vient aussi distinguer ces trois manouvriers : ils ne sont pas taillés d'une seule pièce. Tels certains jouets articulés de notre prime enfance, leurs bras sont rivés aux épaules par des tenons et leurs mains, de la même manière, au rouleau qu'ils manipulent.
Si je "lis" la scène de droite à gauche, c'est-à-dire dans le sens le plus constant de l'écriture hiéroglyphique, je puis augurer qu'après la réduction des grains en farine à laquelle les deux hommes étaient occupés, cette servante préparait vraisemblablement le pâton d'orge dans une cuve, - à l'instar de n'importe quel confrère boulanger ; pâte qu'elle humidifiera avec de l'eau froide, avant de quelque peu la cuire dans des moules autres que les bedja que vous connaissez maintenant, essentiellement utilisés, quant à eux, pour les pains de consommation.
En effet, pour les pains de brasserie - pain vert, lit-on dans le mastaba de Ti - destinés à être malaxés avec d'autres ingrédients, nul besoin de chercher une présentation belle et régulière : galettes plus ou moins rondes, pains plus ou moins ovales, triangulaires, modelés le plus souvent à la main conviendront tout aussi bien.
C'est également de différentes manières qu'ils étaient légèrement précuits : soit dans des récipients distincts, moule-setchet ou moule-aperet, soit directement sur le feu, comme le montre ce modèle en bois (AF 12873) d'un homme activant son petit foyer individuel avec un éventail, disposé en dessous, à l'extrémité de l'étagère des pains vieux
Par la suite, la jeune femme du groupe des brasseurs émiettera les "pains-bière" dans la grande jarre munie d'un bec verseur que vous apercevez sur sa droite, avant de brasser le tout en l'additionnant de malt puis de pulpe de dattes aux fins de sucrer - ces deux apports engendrant la fermentation -, et, éventuellement, de quelques épices si elle souhaitait l'aromatiser.
Détail important : le houblon, plante à l'origine du goût amer de nos bières contemporaines, était ignoré des Égyptiens. De sorte que leurs bières (leurs heneqet comme le précisent les textes) furent probablement plus sucrées que les nôtres, partant, plus alcoolisées aussi ; raison pour laquelle le terme fut-il parfois assorti d'épithètes telles que "forte", "brute" ...
Si j'en crois le menu de Tepemânkh que pour vous j'avais détaillé le 29 janvier 2013, voici exactement un an, les Égyptiens produisirent deux types de bières : une blonde djeseret et une brune kenemes.
Mais vous aurez tout de suite deviné, amis visiteurs, qu'aucune cruche en contenant encore ne nous est parvenue. Et ce ne peut être avec des résidus desséchés retrouvés en leur fond que nous connaîtrons le goût véritable de cette boisson égyptienne antique. Tout au plus, les analyses en laboratoires détermineront-elles certains des ingrédients naturels qui la composaient ...
Autorisez-moi une courte parenthèse pour souligner que, malgré certaines consonances, trompeuses au demeurant, la bière Heineken que nous connaissons de nos jours ne doit en rien son nom à la heneqet des anciens Égyptiens mais porte simplement le patronyme du jeune Amstellodamois qui, au XIXème siècle, la créa.
Décanté, tamisé, filtré, le liquide tant apprécié des riverains du Nil antique était alors versé dans des récipients généralement ovoïdes élaborés à partir du limon du fleuve, au fond pointu, plantés en terre ou encastrés dans un support de bois. Ils étaient obstrués avec un bouchon conique en argile. C'est également en l'enduisant d'argile que l'intérieur pouvait être rendu étanche.
Enfin, ces "bouteilles" étaient au besoin transportées dans des caisses semblables à ce que vous montrent, tout à fait à gauche sur l'étagère, les deux minuscules modèles de cageots en bois peint de quelque 5 centimètres de hauteur : considérez-les comme de lointaines figurations de ceux que Francis Ponge présenta en vous accueillant ce matin.
Si le second est vide (E 2716), le premier (E 2729) contient trois des modèles de ces jarres à bière que je viens d'évoquer (E 2718, E 2719 et E 2720), mais en bois peint et non en terre cuite.
Ce sont ces cageots, rappelez-vous, que nous avions vus en novembre 2008 sur les têtes de certaines porteuses d'offrandes qui semblaient se diriger vers le mastaba d'Akhethetep, dans la vitrine 1 de la salle 4.
(Salle 4, vitrine 1 - © A. Dequier)
Vous aurez évidemment compris qu'indépendamment du fait qu'ils me permettent de quelque peu vous expliquer le "fonctionnement" d'une brasserie, les objets en réduction ici exposés sur l'étagère que nous avons détaillée aujourd'hui, n'avaient d'autre raison d'être que d'accompagner un défunt dans sa dernière demeure en lui assurant, - finalité magique essentielle que détient l'image aux yeux des Égyptiens de l'Antiquité, quel que soit son aspect sommaire ou non -, la quantité de bière nécessaire à son éternité.
M'est-il besoin d'ajouter qu'un dessein identique animait les scènes de boulangerie que nous avons découvertes sur les bas-reliefs précédemment rencontrés de ce côté de la vitrine 6 de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre ?
Je m'en voudrais de vous quitter, amis visiteurs, sans vous avoir précisé un dernier point : pains et bière n'étaient évidemment pas que destinés aux classes les moins favorisées de la société égyptienne : le souverain et la cour, notamment, en consommaient. Pour ses besoins personnels, le Palais en effet disposait de boulangers et de brasseurs dont certains, plus favorisés que d'autres assurément, obtinrent l'insigne privilège royal de bénéficier d'une tombe dans la Montagne thébaine.
C'est ce que tout récemment nous a appris le magazine égyptien Luxor Times en publiant la découverte réalisée par l'égyptologue japonais Jiri Kondo, Directeur de la mission de fouilles de l'Université de Waseda, du superbe hypogée non encore complètement exploré de Khonsouemheb, à El Khokha, sur la rive ouest de Thèbes.
(© Luxor Times)
Les textes hiéroglyphiques qui accompagnent les peintures remarquablement bien conservées nous apprennent qu'à l'époque de Ramsès II, Khonsouemheb porta le titre de surveillant des greniers et des fabricants de bière pour la déesse Mout ; son épouse et sa fille étant toutes deux chanteuses de la même divinité.
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