« En ce sens, l’un des tours de force de l’auteur se situe dans cette distinction entre religion comme idéologie et religion comme intuition. L’institution de l’idéologie musulmane dans le VIIIe siècle se fit dans le cadre de la société médinoise, elle évolua tout au long de la conquête arabe. Mais l’élément invariant, ce fut l’intuition religieuse. Ainsi, « toute idéologiese cristallise autour d’une intuition centrale[qui] ne naît pas de rien », c’est pourquoi « Rodinson a essayé de montrer les conditions qui avaient pu la faire naître dans l’homme Mohammad, dans son histoire personnelle au sein d’une société donnée », « totalité qui impose sa marque à tout un ensemble d’idées et d’actes ».
C'est donc une lecture matérialiste de la conception du prophète qui nous est donnée là. C'est sans aucun doute son originalité, laquelle nous invite à aller plus avant dans sa connaissance.
Michel Peyret
Le Prophète de Maxime Rodinson
par SELLOUMA
Comme le dit Rodinson dans son ouvrage, il existe bon nombre de biographies sur le prophète de l’islam, parfois même d’excellentes. « À quoi bon alors raconter une fois de plus la même histoire ? » [1]. L’intérêt principal de Mohammad [2] est dans l’approche marxiste prenant compte du contexte socio-historique qui a fait naître les idées de l’islam.
C’est donc une lecture matérialiste du prophète qui nous est proposée. Cela a des conséquences sur la manière dont l’auteur interprète les faits, rapportés par diverses traditions qui peuvent être favorables ou hostiles à Mohammad. On le verra donc utiliser avec prudence des sources à la fois religieuses et scientifiques avec comme grille d’analyse les intérêts politiques en jeu, sans nier la sincérité de l’aspiration religieuse. Intérêts politiques et religieux ne sont pas forcément contradictoires. Croyants ou non, il est aujourd’hui important de nous doter d’une connaissance réelle de l’islam pour nous armer politiquement contre l’islamophobie et son lot d’ignorances, de lectures rigoristes et essentialistes.
Dans l’économie générale du livre, les premières pages définissent le cadre théorique qui orientera l’ensemble de l’ouvrage, c’est-à-dire la compréhension des rapports de force entre les empires Byzantin et Perse embrassant la totalité des peuples et de leurs croyances (tribus juives, sectes chrétiennes, etc.). Mêlant tour à tour un style narratif et analytique, l’auteur nous décrit les lieux à travers les chroniques de voyageurs. Le christianisme est à cette époque triomphant, et s’étend jusqu’en Chine. La révolution prosélyte du christianisme agit donc comme une sorte de modèle, un modèle repris par le puissant royaume d’Éthiopie. Au contraire, le peuple arabe, bédouins du nord de la péninsule arabique, paraissait comme arriéré, vivant sur un sol aride et ayant des mœurs barbares. Les conditions climatiques ne permettaient pas de stabilité, elles poussaient au nomadisme, et d’un point de vue social l’enrichissement était contingent d’autant que les vols et razzias étaient un usage courant. Il n’y a pas à proprement parler d’unité ou d’État arabe mais des clans qui soutiennent telle ou telle puissance. L’essor de ce peuple demandait « [u]n état arabe guidé par une idéologie arabe, adapté aux nouvelles conditions et cependant encore proche du milieu bédouin qu’il devait encadrer, constituant une puissance respectée et à égalité avec les grands empires, tel était le grand besoin de l’époque. Les voies étaient ouvertes à l’homme de génie qui saurait mieux y répondre. Cet homme allait naître. » [3]. La guerre entre les deux empires entraînait l’humiliation des Arabes à l’extérieur de la péninsule arabique, et la détérioration du tissu social. Les riches opprimaient les pauvres plus durement, et on réduisait des populations en esclavage. Mohammad concentrait en son sein les contradictions de la société tribale : venant de la tribu des Qoraysh, la plus puissante de la Mecque, il s’était retrouvé au bas de l’échelle sociale suite au décès d’Abdallâh, son père. Dans cette période apocalyptique, des prophètes prêchaient un retour à la moralité et à un renouveau de la croyance, souvent monothéiste. Mohammad accomplit une synthèse originale des diverses traditions monothéistes dont le contenu donnait le primat au salut individuel contre les destinées claniques et les formes de solidarité les plus archaïques. C’est cette aspiration individuelle qui permit d’avancer vers une nouvelle forme de société, d’abord matérialisée par le groupe de croyants organisés autour du prophète.
Rodinson ne se contente pas d’exposer les situations objectives, il prend en compte la perception des acteurs eux-mêmes et les raisons individuelles - comme synthèse d’une situation plus générale - qui poussent les acteurs à agir, voire à bouleverser un ordre donné. Cette vision va à l’encontre d’analyses vulgairement déterministes et figées qui omettent que toute dynamique visant à remplir une nécessité repose aussi sur des qualités individuelles. Comme le disait Sartre dans Questions de méthode, « [i]l faut donc concevoir la possibilité comme doublement déterminée : d’une part, c’est au cœur même de l’action singulière, la présence de l’avenir comme ce qui manque et ce qui dévoile la réalité par cette absence même. D’autre part, c’est l’avenir réel et permanent que maintient et transforme sans cesse la collectivité » [4].
Pour cette raison, Rodinson se centre par la suite sur le cheminement de Mohammad qui va de la remise en cause de la société mecquoise à l’élaboration d’une autre à Médine. Ces raisons, entre autres, expliqueraient que le style coranique diffère entre les sourates mecquoises et médinoises. Le groupe de sectateurs autour de Mohammad avait décidé un retrait stratégique vers Médine, car il devenait impossible de maintenir la communauté et d’étendre l’islam à la Mecque. Des tractations avaient débuté et un noyau de Médinois convertis à la nouvelle religion était prédisposé à accueillir les immigrés mecquois. Médine était alors une oasis sédentaire où les populations avaient intérêt à la stabilité, et non pas à d’éternelles vengeances entre tribus ou autres vendettas. Ils étaient donc plus sensibles au discours de l’islam. Autre élément favorable, les musulmans tiraient un avantage au système tribal, car chaque membre était protégé par son clan, le niveau de protection étant relatif à la richesse des clans concernés. L’impôt du sang imposait de venger l’assassinat d’un membre d’un clan par la mise à mort du meurtrier. L’ouvrage montre comment les musulmans ont tiré avantage de ce système dans leur projet unificateur. Par exemple, assassiner Mohammad aurait été très difficile car il aurait fallu une unité suffisante de tous les clans de la tribu des Qoraysh contre celui de Mohammad.
Une autre perspective possible à Médine était l’établissement d’un « front unique » [5] avec les puissantes tribus juives de la région. Cependant, même l’instauration de rites communs comme l’ashoûrâ qui était initialement un jeûne ayant lieu en même temps que le yôm kippoûrîm n’a pas permis de convergence claire et durable. Un exemple où une convergence monothéiste a vu le jour est la protection accordée aux émigrés musulmans par le roi chrétien d’Abyssinie, le nâgashî. Ainsi, la conquête du pouvoir, comme bilan nécessaire tiré des échecs mecquois, n’était pas évidente. Elle demanda un long processus d’alliances, tantôt individuelles, tantôt tribales, et de conversions, corrélatives à une élaboration du projet religieux initié par ce que Rodinson appelle l’« intuition religieuse ». Celle-ci consista à dépasser la « forme frustre de l’humanisme » développée par les « ennemis de Mohammad » – qui n’était qu’un « aménagement confortable de [la vie actuelle] » et qui « heurtait ceux qui avaient besoin d’un espoir » – par un sentiment de dépendance envers une « Présence, Allah, […] une toute-puissance que rien, […] ne limitait » [6]. Cette puissance servait de guide, non à des individus, mais à une communauté guidée et organisée en fonction du message religieux. On peut tempérer la victoire d’un l’islam uni par l’émergence d’autres divisions qui surgirent après la mort de Mohammad. Il y a donc eu un sentiment religieux qui s’adapta à la forme idéologique que prit telle ou telle société tout en lui insufflant son esprit, sa vision du monde. Ce qui expliquerait que deux entités ou modèles sociaux puissent s’opposer tout en partageant l’intuition initiale de l’islam.
En ce sens, l’un des tours de force de l’auteur se situe dans cette distinction entre religion comme idéologie et religion comme intuition. L’institution de l’idéologie musulmane dans le viiie siècle se fit dans le cadre de la société médinoise, elle évolua tout au long de la conquête arabe. Mais l’élément invariant, ce fut l’intuition religieuse. Ainsi, « toute idéologie […] se cristallise autour d’une intuition centrale[qui] ne naît pas de rien », c’est pourquoi « [Rodinson a] essayé de montrer les conditions qui avaient pu la faire naître dans l’homme Mohammad, dans son histoire personnelle au sein d’une société donnée », « totalité qui impose sa marque à tout un ensemble d’idées et d’actes ». Si le système d’idées proposé par l’idéologie « pourra évoluer […] il semble rare que toute trace de l’inspiration initiale disparaisse ». Rodinson précise enfin que « des esprits libres pourront un jour ou l’autre venir puiser à cette source. » [7]
Notes
[1] Maxime Rodinson, Mahomet, Édition Points seuil.
[2] Le titre ne correspond pas à la bonne transcription arabe du prophète de l’islam, ce que corrige l’auteur dès le début de l’ouvrage en établissant des règles plus systématiques. Ainsi on parle de Mohammad et non Mahomet. L’article obéit à ces règles de transcription.
[3] Rodinson, opus cit., p.59.
[4] Jean-Paul Sartre, « Questions de méthode », Critique de la raison dialectique, Nrf 1960, p.65, c’est l’auteur qui souligne.
[5] Rodinson, opus cit., p.190.
[6] Rodinson, opus cit., p.190. Ibid., pp.269-270.
[7] Ibid., pp.268-269.