Si le shoegaze a longtemps souffert de son origine journaleuse – élaboré par analogie à la fin des années quatre-vingt dans les entre-filets du NME et ou de Melody Maker afin de catégoriser une scène émanant d’Oxford et retranchant, avec timidité et pudeur, tel My Bloody Valentine, Moose ou Ride, les voix derrière un continuum de pédales d’effets -, il n’est pas un jour sans qu’un groupe contemporain en soit affublé, à tort ou à raison, dans la valse des étiquettes. Comme pour le krautrock, les raccourcis vont bon train. S’il suffit d’avoiner des rythmes hypnotiques et répétitifs pour être gratifié de motorik, un mur de saturation engloutira sous le vocable shoegaze tout succédané d’inspiration, si méandreux soit-il, avec cet arrière-goût acide, limite condescendant, de la critique sous-jacente : littéralement le terme désigne une musique d’adolescents épris sur scène de leurs pieds, matérialisant leurs divagations tels de nantis romantiques, à rebours de punks nécessiteux, faisant table rase du passé pour toiser frontalement l’avenir. Au diptyque du bruit et de la fureur, le shoegaze aurait ainsi troqué cette dernière contre un sentimentalisme dégoulinant et finalement astringent. Or, si l’on passe outre de tels débats d’initiés, il est encore possible de se repaître en toute plénitude de ce que ce mot usurpé finit pas désigner : une façon de faire du rock, dans le brouillard de saturations primant sur le chant. Plutôt que de reprendre l’histoire laudative du genre, une comparaison permet d’en cerner avec subtilité la fluctuation des contours : les pupilles rivées aux nuages, d’aucun n’y verra la même chose quand bien même de distinctes formes se dessinent, taillées éphémèrement dans l’ondoyante masse versatile. Il en va de même pour les mélodies se dégageant des épaisses brumes de guitares suspensives et saturées, l’acuité et le talent des groupes déployant celles-ci nivelant leur intérêt. Et le duo Alpine Decline se pose là, à la lisière d’un propos liminaire n’ayant de valeur qu’à l’aune d’un genre dont il réécrit lui-même les codes, entre géniales inspirations, édifiantes conceptualisations et peintures urbaines désenchantées. Pour ce faire, Jonathan Zeitlin et Pauline Mu, que l’on avait interviewé en janvier de l’année passée à l’occasion de l’impeccable Night of the Long Knives (lire), jouissent d’un statut vivifiant d’expatriés américains vivant à Pékin, s’inspirant plus du contexte de leur quotidien que dudit statut, pour dégoiser, album après album, les épures d’un son de plus en plus maîtrisées, dans une sorte de continuité ascensionnelle ultra prégnante. L’explication est simple et nous avait été révélée lors de ladite entrevue. Quand nous terminions un album il nous semble nécessaire de nous concentrer immédiatement sur la construction du monde du prochain, en commençant par quelques traits de pinceaux pour finir par avoir une vision complète de ce monde intérieur en coagulation. C’est devenu naturel, instinctif. Quand je travaille, c’est-à-dire en permanence, je suis incapable de faire l’expérience des phénomènes à l’extérieur de ce monde. C’est comme enfiler une paire de lunettes vertes tous les matins : arrive un moment où vous ne vous rendez plus compte que le monde est « teinté de vert ». C’est même irritant et inconfortable de percevoir le monde sans cette déformation. Le résultat est limpide : une année seulement après le précité Night of the Long Knives, Alpine Decline remet le couvert avec le bien nommé Go Big Shadow City, à paraître le 3 février prochain, une nouvelle fois par l’intermédiaire de Laitdbac Records. Seyant à merveille à la capitale chinoise, l’album transhume effrontément dans l’âme d’une ville écartelée entre son berceau historique, La Cité Interdite, les cicatrices d’un pouvoir transigeant encore sur le registre de l’idéologique, et sur son excroissance économique, à la fois folle et déshumanisante, remugle d’un capitalisme d’Etat qui ne s’avoue pas. A la fois glauque et luminescent, Go Big Shadow City se révèle dès l’introductif Mid-Level Functionary In A Criminal Syndicate telle une juxtaposition d’univers personnels et totalisant, se nourrissant mutuellement telle l’individualité dans le tout, où de blêmes émotions se trouvent aspirées avec une lenteur homérique par un brouillard tellurique, mimant par ses réverbérations et ses répliques sur le disque (Don’t Ask Questions, A Brief Assessment Of The Current Situation, The Transmissions Comes Apart) l’avènement d’un monde auquel on ose à peine croire. Tranchant dans le vif et s’extirpant des décombres de son inconscient shoegaze (Walk With Mask, Hang Around The Creases), Alpine Decline déglingue sans sommation tout fantôme du passé, exhumant sa filiation à la fois par le biais d’un indie-rock énergique et sans boursouflure (Boss, Pity The Pacified) et de séminales saillies dardées d’électricité (The Visions Run Dry, My Smokestack Only Burns At Night), avec Fearless In The Face of Fate en tête de gondole – véritable tube bouillant et brouillon en puissance. Go Big Shadow City - à écouter ci-après en intégralité et enregistré par Yang Haisong, véritable figure post-punk locale – est une pierre de plus dans le jardin d’Alpine Decline, mais pas n’importe laquelle : celle angulaire pour le reste de sa discographie à venir, creusant son propre sillon dans la nuit de ses références.