Il est donc agréable, dans ce livre, de découvrir d'abord un ton posé, des souvenirs personnels et une érudition qui donnent l'impression de tenir un livre sérieux et pas un coup de gueule à l'emporte-pièce.
On lit par exemple un bon chapitre sur la galanterie française, qui confère à la femme, plus tôt qu'ailleurs, une
place, d'abord intellectuelle, égale à celle de l'homme. Le chapitre final sur l'école est également bien fait.
Le thème de l'immigration revient cependant trop souvent sans jamais être abordé de front. Un passage est caractéristique :
"dans une europe qui n'a plus les moyens de maîtriser les flux migratoires et qui est devenue [...] «un continent d'immigration malgré lui (Catherine Withold de Wendel), la France a changé, la vie a changé, le changement lui-même a changé. Il était une opération de la volonté, voici qu'il se produit sans que personne ne le programme. Il était entrepris, il est subi. Il était désiré, il est maintenant destinal".
Voilà donc, apparemment approuvée par une spécialiste de l'immigration reconnue, l'idée que l'immigration nous rend passifs, abolit notre volonté de contrôler notre destin. L'article de Catherine de Wendel, que l'on trouve en ligne, se termine cependant ainsi :
"Face au décalage entre les mécanismes européens de maîtrise des flux migratoires et les réalités qui se dessinent, la communautarisation des décisions européennes est un instrument plus performant que les politiques étatiques pour y répondre, mais elle reste empreinte de bien des confusions. L’enjeu consiste à trouver un compromis entre la fermeture et l’ouverture, entre la logique sécuritaire et la logique économique. Dans le même temps, la mobilité, la démocratisation des frontières font partie des droits émergents et se profilent des tentatives de gouvernance mondiale des migrations associant pays de départ, d’accueil, OIG, ONG et associations de migrants."
On est assez loin de l'alarmisme métaphysique de Finkielkraut. C'est donc assez limite comme procédé, sur la forme.
Sur le fond, on peut en effet fort bien plaider que la période actuelle est marquée par une volonté de ne plus appartenir à rien. Dans des ensembles trop grands - les nations bientôt transformées en états-continents, face à une ambiance angoissante faite de danger nucléaire et de réchauffement climatique, dans le souvenir des atrocités de deux guerres mondiales, ayant d'autant plus peur de la mort qu'elle est devenue invisible, l'homme moderne cherche à fuir. Il ne se veut plus ni français, ni homme ni femme ni catholique, il ne veut être là pour personne. Il n'y a plus que les minorités pour se vouloir quelque chose.
La grande question est donc cette volonté d'effacement des dominants. Pourquoi l'européen moyen souhaite-t-il n'être plus là pour personne et écouter tranquillement son Ipod ?
Imaginer que cette grande stérilité du mâle blanc européen, ce goût du rien, lui est imposée par l'immigré, sans aucune autre cause ni historique, ni métaphysique, ni politique, ni sociale, ni rien, relève de l'irrationnel.
Finkielkraut propose pourtant une sorte d'archéologie de ce désamour de soi.
Il s'y montre au passage conscient des risques de la fermeture, après avoir décrit rapidement les penseurs du nationalisme. A vouloir rigidifier la pensée, ils ont oublié, écrit-il, "la grande tradition européenne de l'antitradition, c'est à dire de la vie examinée".
Il moque ensuite les partisans de l'ouverture pure, leur contraire, qui passent de la vie examinée au rejet de leur propre vie. Il griffe Badiou, qui veut accorder tous les droits à l'étranger, comme si nous n'étions pas nous-mêmes les étrangers des étrangers (j'avais déjà noté cette bizarrerie chez Badiou, à propos de son livre sur Sarkozy).
Là où Finkielkraut se trompe, à mon sens, c'est quand il conclut ainsi ses développements brillants - et toujours riches d'une érudition impressionnante : "Pour la première fois dans l'histoire de l'immigration l'accueilli refuse à l'accueillant, quel qu'il soit, la faculté d'incarner le pays d'accueil".
Pourquoi d'un seul coup faire de "l'accueilli" le problème, alors qu'il vient de démontrer, à longueur de
pages, que la vraie question est l'apathie de l'accueillant ? C'est ma critique la plus profonde à ce livre mal agencé.
Autre critique : la seule évocation de problèmes économiques figure page 184, pour déplorer la "mondialisation économique et migratoire". Comme si les crises économiques actuelles pouvaient être rabattues sous un seul schéma explicatif : l'immigration.
Encore une faille : au chapitre des grands moments où le peuple a renoncé à lui-même, on peut ranger le référendum de 2005. Le Non de
mai a été bafoué et continue à l'être, sans l'aide d'aucun immigré. Sur ce thème, pas un mot de notre Alain qui s'inquiète pourtant, en conclusion, du devenir de la démocratie.
Finkielkraut est donc obnubilé par l'immigration, au point de la rattacher de façon souvent maladroite à des points pourtants solides de son argumentation.
Il y a là un mystère que je ne peux rapprocher que de sa bizarre sympathie pour Renaud Camus. C'est assez peu réfléchi de ma part mais chaque ligne de ou sur Renaud Camus qu'il m'est arrivé de lire m'a parue sortir d'un cercueil. Déjà vieillie et inactuelle avant même d'être finie.
Même étonnement quand, pour citer Hitler, Finkielkraut passe par le biais d'une citation de Dominique Venner, le
suicidé de Notre-Dame.
En conclusion, il est bon que des auteurs solides critiquent les excés du multiculturalisme (j'avais mentionné un
article de Salman Rushdie à ce propos). Et Finkielkraut est solide, et intéressant, sur bien des points. Mais il
semble avoir arrêté sa pensée sur l'idée que l'immigration est le problème du moment, et ne convainc pas.
Simone Weil : "On peut aimer la France pour la gloire qui semble lui assurer une existence étendue au loin dans le temps, dans le temps et dans l'espace. Ou bien on peut l'aimer comme une chose qui, étant terrestre, peut être détruite, et dont le prix est d'autant plus sensible."
Une dernière citation, qui repose sur le principe même de la lettre volée originelle, de Péguy : "il faut toujours
dire ce que l'on voit. Surtout, il faut toujours, ce qui est le plus difficile, voir ce que l'on voit".