Trois ans après la chute du régime de Hosni Moubarak, l’Egypte peine à se relever. Entre une armée qui exerce depuis toujours la réalité et la plénitude du pouvoir politique, et la confrérie des frères musulmans qui a fait preuve d’amateurisme dans l’exercice du pouvoir, l’année 2014 s’ouvre pour le peuple égyptien en pleine facture sociale, sous les auspices de l’espérance d’une restauration de la démocratie et des libertés publiques. Faut-il faire confiance à l’armée égyptienne pour promouvoir la démocratie et la liberté dans ce pays?
Si on a tôt fait d’applaudir l’armée d’avoir délogé Mohamed Morsi dont les velléités à la fois autocratiques et inspirées d’un courant islamique font peu de place au droit à la différence, il n’en demeure pas moins que l’armée comme partout ailleurs n’est pas un partenaire sûr pour la promotion de la liberté et la démocratie. Dans le cas de l’Égypte, plusieurs faits le prouvent à merveille.
D’abord les accointances historiques de l’armée avec le pouvoir de Hosni Moubarak suscitent méfiance surtout lorsque celle-ci, au nom de la défense de la liberté confisquée par les frères musulmans, s’est positionnée en arbitre de la démocratie et de l’Etat de droit. Cette immixtion de l’armée dans tous les compartiments de la vie publique, n’a pas épargné la justice et s’est traduite par la mise à jour régulièrement des chefs d’accusation portés contre Mohamed Morsi. Aussi saugrenu que cela puisse paraître, le délit d’évasion dont s’est rendu coupable l’ex président égyptien déchu, suscite particulièrement des interrogations. Ensuite, s’il est vrai que l’évasion du président Mohamed Morsi est incontestable, on s’étonne face à l’amnésie actuelle et au silence de tous lorsque celui qu’il convient d’appeler dorénavant le fugitif, se présentait comme candidat à l’élection présidentielle ; il a d'ailleurs été élu et investi ensuite dans ses fonctions de Président de la République. Les regards sont donc tournés aujourd’hui vers la justice égyptienne, celle-là même qui a lutté sous Morsi pour conserver son indépendance. Cette justice montre-t-elle encore les signes de cette indépendance pour laquelle elle s’est toujours battue ? Il apparaît évident que le secteur judiciaire, socle de la démocratie, a un rôle capital à jouer dans la tâche de la reconstruction de l’Egypte et dans l’avènement d’un ordre démocratique dans ce pays. Une mission qu’elle doit remplir en incarnant et en traduisant autant que faire se peut, la volonté populaire, sans donner dans la course aux sorciers.
L’adoption d’une nouvelle constitution est un autre défi que l’on ne relève qu’avec les utilitaires de la liberté et une portion de dialogue. Une liberté déjà très mal en point mais qui, si l’on n’y prend garde, pourrait se retrouver dans une situation plus critique. Le retour à la clandestinité des frères musulmans dont la confrérie est déclarée organisation terroriste et ses corolaires de manifestations et d’attentats, annoncent des jours difficiles. La confrérie qui s’est illustrée dans l’annihilation des libertés individuelles et du droit à la différence pendant ses heures de gloire, peut-elle s’offusquer légitimement de cette interdiction ? Assurément non.
Le pouvoir militaire en Afrique, les vraies ou fausses transitions démocratiques ont leurs histoires et leurs grands noms. Au sud du Sahara les Ivoiriens se souviendront encore longtemps du cas du général Robert Guéï en 1999. On se rappelle de Blaise Compaoré en 1987 au Burkina-faso, Gnassingbé Eyadéma au Togo en 1967, du général Mathieu Kérékou en 1972 au Bénin, de Jean-Bedel Bokassa en Centrafrique en 1979, de Daddis Camara en Guinée, et bien d’autres encore. Mais les éléments les plus évocateurs se retrouvent dans les expériences historiques de l’Egypte elle-même et enseignent qu’il ne faut pas se fier à l’armée pour reconstruire une démocratie ou un état de droit.
En Egypte, depuis le coup d’Etat de juillet 1952 qui a mis fin à la monarchie du roi Farouk, l’armée n’a jamais cessé d’occuper les commandes du pouvoir. Lorsqu’on jette un regard vers le passé, on s’aperçoit que tous les chefs d'Etat égyptiens en sont issus, et aucun processus de succession ne lui a échappé. Du général Néguib (1952-1954) à Moubarak (1981-2011), en passant par Nasser (1954-1970) et Sadate (1970-1981), le sort de l’Egypte a toujours été entre les mains de l’armée. Son rôle prépondérant dans la vie économique du pays est si important qu’elle concentre l’essentiel des pouvoirs et conditionne toute transition démocratique. Selon plusieurs sources, l’armée pèserait environ 30% du produit intérieur brut. L’histoire va sans doute se répéter car la nouvelle constitution soumise au référendum les 14 et 15 janvier dernier, concoctée sous l’inspiration du pouvoir transitoire en place fait encore un lit douillet à l’armée. Quelques morceaux choisis : « Le ministre de la défense doit être obligatoirement un militaire et ne peut être nommé qu'« en accord » avec l'état-major, du moins pour les deux prochains mandats présidentiels. En outre, le Parlement et le gouvernement n'ont toujours aucun droit de regard sur le budget de l'armé »
Le chemin semble tout bonnement tracé pour l’annonce de la candidature du général Abdel Fattah Al-Sissi à la présidentielle. Et même s’il advenait que ce dernier ne se présente pas, au cours des prochains mois, tout candidat à la présidence aura donc en tête le fait qu’il ne pourra pas remettre en cause le poids de l’armée.
Il faut souhaiter à ce pays, berceau des civilisations, qu'il retrouve les sentiers de la démocratie. C’est la seule voie qui lui permettra de panser les plaies et les entailles nées de la remise en cause de l’État de droit et des libertés publiques. Avec l’aide de la communauté internationale et la volonté des acteurs politiques nationaux, l’Égypte pourrait renaître de ses cendres et étonner le monde entier.
Eugène ABALLO est journaliste béninois - le 17 janvier 2014