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Réflexions en périphérie. Atelier 1. Compte-rendu

Publié le 26 janvier 2014 par Antropologia

Samedi 25 janvier 2014

Première sortie en périphérie alors que la plupart des participants venaient du centre-ville or, nous savons nos réticences à le quitter… Eric Chauvier nous proposait une « promenade dans le périurbain » à Saint-Médard en Jalles, sur les traces de l’enquête qui a donné lieu à la publication de « Contre Télérama » chez Allia (2011).

Le lieu de rendez-vous était à la fois insolite, étrange, comique mais aussi pratique (pour stationner) et familier car sur la route de la côte atlantique : tout le monde a trouvé son chemin, merci au passage à celles qui ont joué le jeu du covoiturage. « Saint-Leclerc en Jalles » selon le bon mot d’un ami d’Eric peut sembler aux portes de Bordeaux, la ville se situe cependant dans la deuxième couronne de la « métropole » pour reprendre un terme très à la mode et il faut environ quarante minutes pour rejoindre « le plus grand Leclerc du Sud-ouest ». Elle est aussi aux portes du Médoc mais ces deux références viticoles sont sans relation avec un des phénomènes qui la caractérisent : les bouchons.

Car ici c’est le règne de l’automobile comme nous le montrera Eric au cours de la matinée, lui qui vivant à 500 m avoue avoir pris la sienne. Le stress qu’engendre la conduite est non négligeable. Première opposition donc avec le centre-ville, ici on ne marche pas/plus. Notre première surprise est d’ailleurs la saturation de l’immense parking dès 10h15. Nous commençons par une incursion dans la galerie marchande où Fadila nous fait remarquer la mise en valeur du Manège à bijoux, central, grand, décoré de blanc et stras, et entouré de bancs.

L’attention aux anomalies que promeut Eric l’a amené à en créer une : notre présence là, groupe  entourant et écoutant le guide-conférencier, suscite l’étonnement fugace des consommateurs poussant leur caddy. Leurs regards ne nous échappent pas, ils/nous n’auraient/n’aurions jamais songé qu’un centre commercial puisse être un lieu « touristique ».

Nous nous tenons sur le lieu précis qui, en période de Noël, accueille la ferme des « bébés-animaux » (voir Contre Télérama p.20), illustrant un des thèmes que souhaite aborder Eric, le rapport faussé à la nature. Si personne n’est dupe – l’animation n’a que des fins commerciales, attirer les familles, vendre des jouets, le subterfuge fonctionne cependant.

Nous allons ensuite jusqu’au parking à deux étages, les commodités faites à l’automobile contrastant fortement avec le discours éco-responsable en termes de « circuits courts ». Ici, il est question d’aborder les modifications dans les pratiques d’approvisionnement qu’opèrent les supermarchés : il devient hebdomadaire et massif, engendrant beaucoup de gaspillage. Ceci met en exergue des pratiques différentes en centre-ville, les courses faites à pied limitent les achats, elles sont plus fréquentes et ajustées aux besoins, privilégient les commerces de proximité…

Les aménagements de la voirie témoignent de l’exclusivité de la voiture comme nous l’expérimentons en sortant de la zone commerciale à pied. Pas de trottoirs…  A quelques centaines de mètres nous nous trouvons dans une zone résidentielle calme, avec des maisons d’architectes des années 60 ayant un certain charme, et champêtre : jardins potagers, grasses palombes, chien obèse, bosquet…  A nouveau, notre présence s’avère une anomalie : un piéton arrive, intrigué il traverse pour passer près de nous, poursuit son chemin en revenant de l’autre côté de la rue. Ici Eric Chauvier attire notre attention sur les formes de vie qui s’y développent, les rencontres entre adolescents (qui se retrouvent aussi dans la galerie marchande), mais aussi sur l’absence de mal-être affiché, il faut monter que tout va bien et du coup, la parole pour dire ses problèmes ne trouve plus d’espace d’expression. Qui sait si ces façades ne cachent pas de grandes détresses ou solitudes ? La dépolitisation même des conversations pose également question. Sporadiquement, des formes de solidarité fortes peuvent pourtant surgir, en période de crise, comme lors des tempêtes successives par exemple, l’entraide entre voisins devient évidente.

Un panneau nomme un petit bois, bosquet Charles Sardier. Qui était cet illustre inconnu ? Ce nom énigmatique attire l’attention sur un autre phénomène : l’absence de transmission de l’histoire locale. Une rapide recherche google n’en dira pas plus… Les rues adjacentes portent le nom de peintres connus. Nous passons devant un grand champ qui évoque immédiatement la spéculation foncière et l’enrichissement que fut le développement de la ville pour les propriétaires. Plus loin, nous arrivons devant un pré où paissent un cheval et un âne, attraction du quartier ((voir Contre Télérama p.21) Sortant mon appareil photo pour illustrer ce compte-rendu, je déclenche un mouvement inattendu : nous photographions massivement l’âne… ! Un bus arrive, ouvre sa porte : nous remarquons alors que notre poste d’observation se situe à l’arrêt… Nous nous excusons auprès du chauffeur qui sourit, notre présence est bien une anomalie… !

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Nous visitons une rue jalonnée de logements sociaux, accolés les uns aux autres. Ensuite, nous passons devant de belles propriétés, les maisons en retrait mettent en exergue la taille des terrains. Eric nous arrête alors devant un immense panneau publicitaire et fait référence au temps cyclique qu’il révèle puisque chaque saison y présente un nouveau produit. Aujourd’hui, c’est le jambon.

Il est temps de faire un repas digne de ce nom : nous dégustons un panini accompagné d’un café dans un gobelet en carton, assis sur un banc au cœur de la galerie marchande…

Nous nous retrouvons ensuite dans une salle pour poursuivre la réflexion sur les zones périurbaines et sur les formes d’écriture.

L’écriture part d’un malaise, d’un embarras, d’une colère. Ici, le déclencheur est l’article de Télérama sur « la ville moche » ; l’enquête va mettre en mots un état qui n’existe pas avant. D’ailleurs, le texte bascule vers une défense des habitants, il regarde soudain ses voisins de façon plus bienveillante.

Si tous les rapports à l’altérité sont faussés, si les modes de vie sont très standardisés, il existe cependant des formes de résistance. Dans cet angle mort des sciences sociales et de l’urbanisme – ces zones sont très peu étudiées, se créent au fond des possibilités, c’est là que sont les espaces de créativité. Par exemple, les groupes de rock de Saint-Médard sont particulièrement créatifs.

Eric Chauvier rappelle sa démarche : il est plus fécond de s’appuyer sur un questionnement, un trouble, que de chercher des régularités. Il s’agit de s’intéresser à ce qui ne fonctionne pas. Par exemple, la question des cadavres d’oiseaux (comment s’en débarrasser ?) permet de glisser vers le thème du rapport à la nature. Marcher fait apparaître les anomalies. Il se réfère alors à Michel de Certeau qui refuse une vision surplombante de la ville pour privilégier l’idée de parcours pour s’approprier, faire l’expérience de la ville. Au ras du sol, on a une vision fragmentaire, qui justifie l’écriture de Contre Télérama construit aussi sur le détournement de l’autorité scientifique des mots-clefs.

Son écriture vise à troubler le lecteur, à l’amener à ne pas consommer à distance une expérience scientifique. Il cherche alors, par le biais de procédés littéraires, à perdre le lecteur, à le troubler. Il s’appuie par exemple sur Thomas Bernhard pour décliner l’usage du « nous » : lui et sa femme, lui et ses voisins, un nous politique, le « nous » académique…

Raconter une histoire ne signifie pas que l’on ne pose pas une théorie. Il y a autant de façons d’écrire que de terrains ou plutôt chaque terrain devrait générer une façon d’écrire.

Ce compte-rendu n’est qu’une courte synthèse de cette journée qui a été riche de conversations nourries. Si nous avons un peu renoncé à l’ambition d’écrire, les ateliers ont toujours été pensés comme la propriété des participants : ils sont ce qu’ils en font. C’est donc une grande satisfaction de voir que des rencontres s’y font, des projets y naissent. Il me semble avoir entendu une conversation sur un projet de film, une autre sur l’organisation d’un atelier expérimental au prochain festival… Si on considère que notre vocation, nous anthropologues, est de susciter et de travailler sur les relations, cet objectif semble atteint. Merci donc à tous ceux qui y ont participé !

Colette Milhé



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