Le passage 28

Par Emia

28. Je songeais à tout cela pendant que je parcourais la galerie du palais. Par les arcades entrait une lumière nocturne, s’épanchant sur le carrelage et remontant le long des murs comme une eau en crue, faisant saillir les formes féminines des statuettes de marbre. Des drapés et des épaules, des seins et des ventres rebondis, des cascades de fruits, penchés sur leurs socles, semblaient une foule de figurants que la conscience de leur jeu eût pétrifiés. J’avançais ; les formes passaient ; mon regard était attiré par le jardin plongé dans une pénombre lunaire.

J’ai quitté la galerie par un escalier menant à la pelouse. Foulant une herbe grise, je me suis retournée : la masse du Palais obscurcissait la moitié du ciel. De-ci de-là, des lampes luisaient parmi les plantes ; l’imposante façade ornée de maçonneries et de colonnades me fit croire un instant que je me trouvais en Inishie. Mais une bouffée parfumée étouffa cette réminiscence – je longeais un jasmin en fleur dont les boutons délicats tremblaient, à peine éclos, dans une brise légère. Des sentiers bordés de graminées couraient entre d’imposants massifs fleuris et obscurs ; des arbres où pendaient des lianes devaient offrir, de jour, une ombre rafraîchissante ; à présent ils exhalaient une tiédeur noire où je me perdais.

Entre deux troncs s’élevait une colonne brisée, surmontée d’une jarre fendue d’où s’échappaient des fougères. Je me suis assise à son pied, dans l’herbe sèche. Au-delà de la pelouse et des franges noires d’un feuillage abondant, j’apercevais l’angle d’une terrasse – quand, soudain, j’ai cru voir s’y déplacer une ombre. Quelque chose a basculé et la terrasse toute entière s’en est trouvée masquée : j’ai eu très peur. J’ai accommodé mon regard aux nouvelles données de la perspective, et ce qui paraissait lointain est devenu proche. Je compris que cette chose n’avançait pas parmi les marbres du palais mais près d’un groupe d’arbustes dont elle agitait les branches. Lentement, je me suis levée.

Formé comme un roc, l’animal se dirige vers la pelouse. Dans la faible lumière, je reconnais une tortue de la plus grande espèce. Sa carapace réfléchit un peu de clarté ; ses pattes en piliers sont hautes et fortes. Sa tête, toute ratatinée à l’extrémité d’un cou très long, plonge délicatement vers l’herbe. De son bec, elle saisit une touffe, l’arrache et se met à la moudre. Lorsque je m’approche,  elle cesse de mâcher;  je vois briller un grand œil noir qui semble aveugle. Je m’assieds pour la contempler. Je touche sa carapace, et elle s’ébranle. Un certain temps s’écoule avant qu’elle ne rétracte la tête en émettant un faible grognement. Elle se tient immobile, tel un dôme surgi d’un temps occulte – puis elle s’anime de nouveau, fait quelques pas et disparaît dans l’ombre hermétique des fourrés.

Silver avait pris place à côté de moi.

- Tu l’as fait fuir, dis-je.

- Qu’il était bleu, le ciel, et grand, l’espoir ! rétorque-t-il, moqueur.


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