Du bon usage de la torture
Publié Par Johan Rivalland, le 24 janvier 2014 dans LectureSur un sujet grave, dont on reparle ces jours-ci encore avec la diffusion d’images horribles à propos de la torture en Syrie, présentation d’un ouvrage essentiel de Michel Terestchenko, maître de conférences en Philosophie.
Par Johan Rivalland
Et voilà que l’auteur réitère la performance, en s’attaquant de nouveau à un sujet particulièrement difficile et délicat, mais (malheureusement et perpétuellement) de pleine actualité, posant la question de la légitimation d’une pratique en principe honnie de notre civilisation contemporaine, mais qui refait pourtant régulièrement parler d’elle, à l’instar de ce que l’on sait qui a suivi les événements du 11 septembre 2001.
Comment justifier l’injustifiable ?
C’est la question que pose l’auteur. Plutôt que de se contenter de condamner et d’exprimer le dégoût profond que la plupart d’entre-nous ressentons à l’égard de telles pratiques, il se livre à un exercice difficile. Celle de l’argumentation et la démonstration, consistant à rechercher les causes et les arguments des défenseurs de la pratique de la torture, pour mieux en invalider les hypothèses. Et la démonstration est très convaincante.
Le postulat de base est que la torture, ou les « interrogatoires coercitifs » seraient justifiés dans les cas exceptionnels, tels que théorisés dans le paradigme de « la bombe à retardement ». Ne vaut-il pas mieux, en effet, obtenir les aveux d’un terroriste quels que soient les moyens mis en œuvre pour cela, mais pour sauver des milliers de vies, que respecter à tout prix des principes éthiques intangibles qui virent à l’idéologie, à l’image des fanatiques religieux qui refusent les transmissions sanguines au péril de leur vie ou de celle de leurs proches ?
Et les théories utilitaristes, s’inspirant des travaux de Bentham, préfèrent comparer le rapport coûts / avantages de la solution, plutôt que de s’accrocher à tout prix à des principes éthiques par trop statiques, refusant les pratiques secrètes jugées inévitables et proposant de les encadrer judiciairement, quand les partisans d’une méthode plus « machiavélienne », nous dit l’auteur, envisagent plus simplement une non légalisation pour les situations d’exception, mais le recours à une conscience qui accepterait comme moindre mal de « se salir les mains » en assumant pleinement les conséquences personnelles, à la fois morales et pénales de sa décision (une sorte de héros en quelques sorte).
Comment réagirions-nous, en effet, si maintenant on nous apprenait qu’une bombe se trouve dans l’une des écoles dans lesquelles nos enfants se rendent ? Malgré nos principes, ne serait-on pas prêt à tout pour éviter le bain de sang ?
Pas si simple
Michel Terestchenko montre que, si l’on tient compte de l’expérience, il n’est pas prouvé que les techniques psychologiques (privation sensorielle, souffrance auto-infligée et désorientation, notamment) privilégiées aujourd’hui, aient de meilleurs résultats que la torture physique (on finit toujours par avouer tout ce que l’on veut que l’on avoue, comme au Moyen-Age pour pouvoir condamner un accusé). D’autres pays, tels qu’Israël, pourtant confronté continuellement au terrorisme, ont également su, à travers sa Haute Cour de Justice, dénoncer ces méthodes d’interrogatoire comme des actes criminels. Et surtout, à moyen terme nos démocraties sont perdantes, puisque l’image que l’on donne nous fait perdre toute crédibilité dans les tentatives d’érection d’un Droit international fort et ne peut que susciter la haine à notre endroit, assurant aux réseaux de l’islamisme « pour longtemps un recrutement dont ils n’auraient pu rêver ».
Et on semble ainsi légitimer ces pratiques. Que se passerait-il, effectivement, si maintenant je me trouvais, ou l’un de mes proches, aux mains de ravisseurs ennemis ? Ne s’inspireraient-ils pas de ce qu’ils savent que l’on a fait aux leurs, dans une éventuelle surenchère ? Cela ne légitimerait-il pas leurs actes ? Et comment pourrions-nous encore nous poser en modèle de tolérance et d’humanisme après de tels actes de notre part, entraînant, comme le révèle l’auteur nombre de morts suspectes (voir chiffres page 54) ?
La référence au droit naturel
En fin de compte, mieux vaut s’en référer au droit naturel des principes libéraux et des droits inaliénables de l’Homme (conception déontologique kantienne, selon laquelle « Il ne peut y avoir de nécessité qui rende légal ce qui est injuste ») que de promouvoir un droit positiviste aux contours bien fragiles et aux conséquences incalculables à moyen terme. Le rapport coûts / avantages bascule finalement ainsi rapidement du côté des coûts. En effet, la solution utilitariste entraîne le risque d’une institutionnalisation qui conduirait à des abus incontrôlables. Problème de l’utilitarisme en général, insiste l’auteur, rappelant que Jeremy Bentham était d’ailleurs un adversaire de la doctrine des droits de l’homme, qu’il jugeait trop métaphysique.
Michel Terestchenko dénonce ensuite l’hypothèse jugée fallacieuse et perverse de la bombe à retardement, sur laquelle repose tout l’édifice de ces théories, en démontrant le caractère très simpliste, comme il dénonce le caractère subversif de la série 24 heures (que je ne connais pas), qui semble légitimer complètement l’efficacité de la torture et banaliser son usage aux yeux du grand public comme, plus grave, de nombreux militaires.
Reposant, ainsi, sur des postulats de départ erronés, relevant de la fable, l’auteur en arrive à mettre en lumière le paradoxe de l’hypothèse machiavélienne, démentie par la démarche propre à la pensée de Machiavel lui-même, qui ne se base que sur la vérité effective plutôt que l’imagination, démarche pragmatique de type empirico-critique, qui juge le recours à la torture irréaliste, plutôt qu’immorale ou interdite, « requérant des conditions préalables si nombreuses qu’elles n’ont aucune chance ou plutôt aucun risque d’être réunies ».
Une démonstration brillante et convaincante
Au-delà, la réflexion liée à la compatibilité pas forcément automatique entre démocratie et décence (on pourrait dire « liberté ») est très intéressante. La réflexion est de qualité mais, à mon avis, et c’est le seul reproche que je ferai à cette brillante démonstration, l’auteur a tort de s’appuyer sur la controverse entre Kant et Benjamin Constant au sujet du « droit de mentir », que le second philosophe défend dans une thématique passionnante basée sur les droits et devoirs, le devoir de vérité s’imposant uniquement envers celui qui y a droit (pas, par exemple, pour un assassin qui vous demanderait où se cache votre meilleur ami).
En effet, notre auteur (p.172) fait dire à Benjamin Constant que, de la même manière, il justifierait le recours à la torture pour ceux qui perdent leurs droits en renonçant à leurs devoirs. Je ne suis pas certain que Benjamin Constant approuverait (étant d’accord, pour ma part, avec sa proposition au sujet de la vérité).
Mais la démonstration n’en reste pas moins brillante et convaincante, rendant cet ouvrage vraiment remarquable et de mon point de vue absolument excellent, avec une forte mise en garde sur les dangers de l’immixtion de l’État dans les droits les plus fondamentaux de l’homme, qui doivent rester intangibles plutôt que de souffrir les exceptions, sources de dérives incontrôlables. Un ouvrage magistral à haute portée pratique et philosophique.
— Michel Terestchenko, Du bon usage de la torture, ou comment les démocraties justifient l’injustifiable, Éditions La Découverte, collection Cahiers libres, octobre 2008, 215 pages.
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