Toi, sombre matière !
Illustration : David Ramasseul
Nous croyons tout voir. Menu travers d’homo sapiens moderne. Thomas du réel, nous touchons la matière, entendons ses ondes, goûtons ses effluves, voyons ses merveilles. Éblouis pour certains, indifférents pour d’autres, nous n’imaginons pas que tu puisses exister. Pourtant, tu dilues le palpable dans ta substance, inaccessible, nous plonges dans une illusion d’univers. La matière ? Dérisoire ! Elle nous forme, nos sens la détectent. Or, elle n’est presque rien, que 5 % de l’Univers. Oui ! Un ridicule 5 % ! Tu es le reste ? Ou plutôt, presque tout. Toi, Matière sombre, invisible, sans odeur, impalpable.
Réservée, tu ne te laisses pas observer directement, mais nous te déduisons. Toi, la timide, livrée par l’expansion de l’univers, cette expansion qui s’accélère. Te souviens-tu de 1933, l’année où Fritz Zwicky, ce physicien, observait la vitesse de rotation des galaxies spirales ? Un détail le chicotait. La matière visible est limitée, la vitesse de rotation de ces galaxies est ahurissante. Dans de telles conditions, sous l’effet de la force centrifuge, elles devraient s’effilocher, se saupoudrer dans le vide, comme une poignée de graines lancée de ma main se répand alors que je tourne sur moi-même. Or, les galaxies retiennent leur contenu. Le professeur a réfléchi. Eurêka ! De l’antre de son esprit, une solution a surgi : nous ne voyons pas toute la matière qui existe. Voilà ! Tu étais trahie !
Il y a donc autre chose, et c’est toi, Matière sombre. Et sans toi, l’univers ne serait pas tel qu’on le connaît. Insensible à la force électromagnétique, au pouvoir de la lumière, tu te soumets néanmoins à la gravité, tu t’agglutines, plus vite même que la matière visible. Tu catalyses donc la formation des étoiles, des galaxies.
Tu croyais camoufler ta vastitude ? Eh bien, là encore, tu t’es fait avoir ! Par les étoiles de ces mêmes galaxies spirales. Eh oui ! Encore elles, qui tournent de manière uniforme, stable, pas autour d’un point central comme certains le pensaient, mais bien autour de plusieurs centres, comme si de la matière occupait l’ensemble de la galaxie, les zones sombres comprises. Il a fallu de savants calculs, mais l’astronome Vera Rubin a estimé ta dimension dans l’Univers. Puis, en 1992, le satellite Cosmic Background Explorer, suivi du satellite européen Planck (regarde l’image ci-contre), en 2012, a permis d’établir la carte du rayonnement fossile, ou fond diffus cosmologique, une représentation de l’univers à ses balbutiements, 380 000 ans après le Big Bang. Tu étais bien jeune à l’époque. En ces temps anciens, les atomes se formaient, s’agglutinaient, laissaient des espaces vides. L’univers devenait transparent, la lumière était libre de se propager. Cette image t’a démasqué. Tu combles le vide du cosmos ! Quelques calculs additionnels, et hop, on t’a quantifié avec plus de précision !
Photo : Agence France-Presse
Nous savons donc que tu existes, nous connaissons ton immensité, à quoi tu sers même, mais qu’es-tu au juste ? Eh bien, ici, tu gagnes ! Nous sommes dans le noir. Pour l’instant. Tu ne perds rien pour attendre. La matière visible se composant de grains de matière (quarks, leptons, bosons, etc.), nous pressentons que des particules fondamentales te composent, toi aussi. Mais lesquelles ? Ah, ah ! Vilaine cachotière ! Plusieurs cherchent, imaginent hypothèses et expériences, mais tu es discrète, invisible, coquine. Mais nous avons un allié au potentiel insoupçonné : le Grand Collisionneur d’hadrons (LHC) du CERN ! Tu trembles déjà, je le sens. Après sa consolidation, il sera de nouveau en fonction en 2015. Et là, tu vas voir ! De plus hautes énergies seront possibles et donc, plus de particules, des particules plus lourdes, de nouvelles particules peut-être, parmi celles-ci, les particules qui te constituent, toi, sombre matière, réelle composante de l’univers, mystère de ce qui nous entoure, de ce que nous sommes.
Alors… à bientôt, Matière noire !
Source : http://www.ledevoir.com/societe/science-et-technologie/392222/a-la-recherche-de-la-matiere-sombre
© Jean-Marc Ouellet 2014