Derrière ce titre, A bois perdu, j'ai entendu A corps perdu en pensant que l'auteur, hors d'haleine, allait nous embarquer sur de multiples routes.
L'expression "à bois perdu" s'applique aux bûches qui sont jetés dans de petites rivières non navigables, pour le rassembler à leur embouchure dans de plus grandes rivières et en former des trains. On fait ainsi flotter du bois "à bois perdu".
C'est exactement ce que l'auteur fait en lançant diverses pistes pour élucider le mystère des origines de son bureau qui, ayant un double pupitre, se trouve qualifié de "chameau", un terme dont je n'ai pas trouvé trace dans le lexique de la menuiserie mais qu'importe !
Les jeux de mots et la polysémie sont multiples dans ce roman et Alain Galan n'y va pas de main morte. Il s'installe sur son établi qu'il avoue pourtant mal commode (p. 12).
Il décrit l'objet sur le registre de l'anthropomorphisme. Les charnières exhalent une plainte (p. 36). Le bureau émet des doléances. Il est tantôt chameau, tantôt dos d'âne, né pour la tâche sans relâche, selon une expression qui ne manque pas de poésie.
Evidemment le chameau désarçonne (p. 101) et il a le potentiel de faire tourner l'auteur en bourrique, et le lecteur par voie de conséquence.
Nous sommes entrainés dans de subtiles bifurcations où Alain Galan joue double jeu (ou je), entre le travail personnel réalisé sur un abattant et celui entrepris pour un tiers sur l'autre. Il en rajoute, doublant souvent les métaphores comme par exemple : caressé dans le sens du poil, lustré dans le fil du bois.
Admettons le point de départ, et feignons de le croire autobiographique : Alors qu’il s’apprête à en finir avec le métier, le narrateur s’interroge sur l’origine de ce double pupitre en bois ciré - un chameau, disent les ébénistes dans leur argot - sur lequel, depuis près de quarante ans, il s’obstine jour après jour à pousser la plume.
L’histoire de cet étrange meuble à écrire, fabriqué à bois perdu, par un artisan de village, se perd en Basse-Normandie, du côté de Falaise. Serait-il, comme l’enquête le donne à penser, celui de Bouvard et Pécuchet, les deux copistes de Flaubert ? Ces derniers, avant de devenir des personnages de roman, n’ont-ils pas été deux rentiers ayant réellement existé ?
Sur les traces du chameau, on ne peut que remonter le temps. Et voyager à travers un siècle et demi qui connut la disparition de la plume d’oie, la naissance de celle en acier jugée "dangereuse et pouvant blesser", l’invention des premières machines "capables de retranscrire les lettres aussi bien que l’écriture manuelle" et l’avènement du numérique.
Alain Galan a fait un travail de recherche formidable. L'Atelier Le Chameau de Pont d'Ouilly, existe bel et bien en Normandie depuis 1927 et produit des bottes haut de gamme. A l'instar de Bouvard et de Pécuchet, l'auteur n'a de cesse de tout savoir, tout explorer, qu'il s'agisse de camélidés, de perroquets (Eric-Emmanuel Schmitt en prendra de la graine) ou de pommes. Et quand il nous donne des noms de variétés anciennes il le fait en les choisissant pour leurs évocations : Cimetière, Saint-martin, Gros Bois ou Groin d'Ane (p. 66).
Qui veut voyager loin ménage sa monture, Alain Galan le sait et nous balade sans nous essouffler. J'ai retrouvé avec plaisir la Normandie que j'avais arpentée cet été : Crèvecoeur, Cambremer ... (p. 65). Les lecteurs pourront apprécier aussi la compagnie de Flaubert ou de George Sand.
L'ouvrage est prétexte à livrer des réflexions sur l'écriture et sur le métier. Alain Galan exerce effectivement depuis très longtemps comme journaliste parallèlement à son travail d'écrivain. La curiosité est son moteur et cela se sent : ce souci que j'avais de tout noter, tout photographier pour assouvir ce que je m'imaginais être l'appétit du lecteur. Je me trompais. Je l'ai appris par la suite, le lecteur se contente le plus souvent de peu. Comme le chameau (...) sa sobriété et sa résignation sont légendaires. (p. 49)
Je me reconnais dans ce constat et cela interroge sur la longueur de mes chroniques.
Le récit, fort documenté, est aussi humoristique. L'auteur ne semble avoir aucune limite, estompant la frontière entre fiction et réalité, allant jusqu'à s'invoquer lui-même : Galan, vous devriez m'écrire un article ... (p. 59).
Je me suis demandé en refermant le livre ce qu'il aurait écrit si l'objet de sa réflexion avait été un bonheur du jour.
Alain Galan est né en 1954 à Brive. Journaliste et écrivain, il est l’auteur d’une douzaine de romans et récits parmi lesquels Louvière (2010) et L’ourle (2012), plus évidemment autobiographiques, sont parus aux éditions Gallimard.