A la frontière turco-syrienne, dans la ville d’Akcakale (Turquie)
de Sanliurfa – le 09/12/2013
A Sanliurfa (sur de la Turquie), il fait très froid. Les passants grelottent et les matchs de foot se jouent sous la neige ; les bonnets ronds et les gros manteaux se vendent comme des petits pains à moins de dix euros ; et les Syriens, eux, tremblotent encore plus que les autres.
Les enfants sans parents errent dans les rues et font les rencontres les plus poignantes de mon voyage. Ici, un gosse de six ans assis dehors toute la journée, devant une maigre balance qui donne à lire 65 kg – mon ordi, mon reflex, mes trois pulls et moi. Et lui, petit syrien qui lit vingt fois par jour son cahier d’écolier nomade, sans un manteau, frissonne sans jamais se plaindre et les passants, turcs et syriens ou même irakiens, s’arrêtent, se pèsent sans regarder le chiffre, se délestent d’un, deux, cinq liras turques pour le plaisir d’être plus gros.
Il y avait aussi ce drôle de gosse rencontré dans un mini centre commercial tout à l’heure ; moi, à la recherche d’un pull, et lui, et son compère, deux marmots de dix ans trop sales au visage crasseux des sans-abris, les rognures croûtées typiques des gens restés trop longtemps au froid contre leur gré et ce gosse, laid comme un damné, qui me parle spontanément dans un anglais parfait avec un sourire encore plus grand que ma surprise. Sans aucun accent, un anglais courant, fluide et presque aussi élégant que celui des aristocrates britanniques. Et, le temps que je me remette de mes émotions, le voilà, lui et son ami, embarqués par la sécurité du magasin pour une raison que j’ignore. Je l’attendrai devant l’entrée du centre commercial, intrigué, fasciné ; mais il ne viendra pas.
En une semaine, je me suis fait plus d’amis qu’en deux mois de voyage à Dubai et à Oman. Le premier a été un serveur turc rencontré dans un chouette restaurant d’Urfa – le meilleur de la ville, où l’on dine sous des arches de pierres en regardant la pluie tomber dans la cour boisée. Arfi a mon âge et parle beaucoup ; il a un diplôme d’anglais et va bientôt se marier avec une fille rencontrée sur les bancs de l’université d’Antalya. A ses yeux, je suis probablement la seule personne avec qui il a l’occasion de parler Anglais de façon poussée, pour autre chose que les banalités classiques qu’il a parfois l’occasion d’échanger avec les Syriens ou les très rares touristes de passage en hiver. Alors, on parle de tout, de la Syrie, de la religion, des mariages, de la Turquie, de cuisine, des camps de réfugié, de poissons sacrés, d’Oman et de la voiture qu’il doit acheter pour prouver aux parents de sa dulcinée qu’il est capable de s’occuper d’elle. C’est léger, c’est rigolo ; sauf lorsqu’on aborde le sujet des Syriens.
Si Arfi étudiait l’Anglais, c’est parce qu’il aime les manières et la façon d’être des Européens – calmes, polis, « sachant se comporter à table » et « ne criant pas fort dès qu’ils prennent la parole » ; bref, des gens « bien élevés », « pas comme la plupart des Arabes » – quelques minutes plus tard, quelqu’un rotait dans la salle. Il comprend la situation de la plupart des Syriens mais, selon lui, quelques uns se comporteraient de façon imbuvable ; et prend l’exemple de sa mère, assise sur un banc, chassée par un groupe de Syriens qui lui demandaient de partir sans aucune raison apparente. Les tensions, entre les Turcs et les Syriens, sont minimes ; réelles, certes, et s’insinuant dans ce genre de petits détails quotidiens. Mais c’est davantage la solidarité, l’entraide, la compassion, qui dominent.
Et rares sont les Syriens à parler le Turc ; aussi, trouve-t-on parfois, de façon incongrue, des inconnus dans la rue au même faciès arabo-musulman, essayant de communiquer les uns les autres dans un très mauvais anglais ; si mauvais que moi-même je ne le comprends pas mais les Turcs, eux, semblent s’en accommoder. Ils en rient souvent, ou s’agacent, parfois.
Les Syriens. Grosse question du coin. Ils sont partout, disséminés dans chaque recoins de la ville, leurs lambeaux et eux, reconnaissables à leurs chèches en damier rouge et blanc, et à d’infinis détails que je suis incapable de reconnaître. Pour moi, Turcs et Syriens, tous les mêmes ; mais eux savent se reconnaître entre eux.
Les Syriens. 40 000 dans le camp de réfugié d’Akcakale, peut-être le double en dehors du camp. Ils font leur vie, envoient leurs enfants dans une école syrienne « officielle » – c’est-à-dire reconnue et soutenue par le CNS et donc par la Turquie – , se débrouillent, ouvrent des restaurants et des cafés, achètent du thé, de la nourriture, des médicaments, des vêtements, pour les envoyer en Syrie.
Comment raconter ? Ici la vie s’en va dans tous les sens. Dans mon hôtel miteux, énormément de Syriens sont de passage et le soir, la toute petite salle commune ressemble à une réunion de résistants déguisés en haillons ; en vérité, ils parlent d’abord d’Ipad mini, de voitures, des femmes turques et du mondial de football avant d’aborder, parfois, le sujet de la politique. Peut-être parce qu’ils ne savent pas qui est de quel bord ; toujours est-il que je ne peux m’inviter dans les conversations, personne ne parlant anglais. J’ignore ce qu’ils font, leurs raisons d’être ici, dans cet hôtel, souvent pour une seule nuit ; mais, tous les matins, dès 8h, l’hôtel est vide. « Just Syrian people travelling » me répond le gérant kurde – qui, lui, parle l’Arabe.
Mon premier départ pour les camps de réfugié a eu lieu jeudi dernier ; et dans le minibus, je rencontre Samer, un Syrien de 42 ans (il en paraît 62, je le lui dis involontairement, il se vexe en riant) qui parle anglais et me prend sous son aile. On discute; il me raconte sa vie d’ingénieur reconverti dans l’approvisionnement de matériel médical en Syrie pour le compte du Koweit et d’une compagnie américaine. Il se rend à Deir Ez-Zur, pour construire des hôpitaux – c’est ce qu’il fait – un peu partout autour de sa ville d’origine. Sa femme et ses filles sont toujours là-bas ; et lui, voudrait bien les ramener en Turquie, et partir en France ou ailleurs avec elles ; mais comment faire ? Où sont les informations ? Il n’y a que les rumeurs, pour les réfugiés syriens qui rêvent d’Europe. Certains se renseignent sur internet mais peu sont capables de parler anglais ; alors ils écument les forums et les réseaux sociaux, où s’échangent des informations contradictoires. Il paraît que l’Allemagne et la Suède offrent facilement leur protection et que ce sont les meilleurs pays où tenter sa chance ; il paraît que la France aussi ; il ne faut pas se faire attraper en Grèce ; il faut être dans un pays pour demander sa protection et le meilleur moyen de s’y rendre reste la mer ; il faut voyager avec un passeport, même s’il est périmé ; les camps de réfugiés en Jordanie et au Liban sont une horreur, mieux vaut rester en Turquie ; l’Espagne et l’Italie ne valent pas la peine car leur situation économique est désastreuse et les gens sont racistes ; il y a beaucoup de musulmans et d’Arabes en France alors ça devrait aller ; etc. L’Europe, vue par les yeux des rumeurs syriennes.
Bref ; mon compagnon de route me parle, beaucoup ; se plaint d’Al Nosra à basse voix, et vitupère de façon violente contre « Dash » (l’EIIL) et Al Qaida, qu’il accuse de mettre en danger la révolution. Les Islamistes sont détestés par la plupart des Syriens que je rencontre en Turquie, et les réactions sont souvent violentes, dans les discussions, contre ces « fils de pute » qui ne cherchent que les combats et que personne ne comprend. La plupart des Syriens avec qui j’ai pu avoir de longues conversations – une vingtaine, en deux semaines – soutiennent l’ASL et le CNS et les islamistes sont, à leurs yeux, des ennemis aussi détestés que les sbires de Bachar – pour les autres, « Dash » est surtout un « mal nécessaire. Et on fait avec ; même s’ils « réquisitionnent » (= volent) les camions de médicaments et de nourriture ; même si, par leur faute, les camions sont de plus en plus rares à être disponible ; même s’ils kidnappent des journalistes et des travailleurs humanitaires ; même s’ils pourrissent la vie de tout le monde.
Et voilà que monte dans le minibus l’un d’eux, barbu, bandana sur la tête, intégralement vêtu de noir. Compère et moi nous échangeons nos coordonnées, et on s’arrête de parler.
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On arrive à Akcakale, à la frontière turco-syrienne. Des chevaux et des charrettes vomissant nourriture et vêtements d’hiver ; des kebabs ambulants et des vendeurs à la criée ; des vendeurs de tabac en vrac, 20 € les 20 kg ; des générateurs électriques, du ciment, des bouts de ferrailles, et beaucoup de passage, dans les deux sens ; et Samer, qui me propose très sérieusement de l’accompagner. Je refuse.
Et à cette frontière, et dans cette réalité, je retrouve petit à petit le sens de ma présence et du métier de journaliste. Lorsque j’échange avec des Syriens, tous me remercient sincèrement de m’être déplacé jusqu’ici pour parler de leur situation ; eux, qui se sentent régulièrement oubliés, sans rancune, mais avec beaucoup de lassitude et de résignation. Je ne sais pas si ce que j’écrirai aura un quelconque impact en France ; 99,9% de chances que non, mais il semble y avoir un léger impact ici, auprès des personnes que je rencontre. Et auprès de moi.
Parce que l’écriture est un drôle de phénomène où tu fixes une réalité dans un écrin de papier. Imaginaire ou tangible, peu importe : au moment précis où les mots s’enchainent, l’impression de grandir un peu plus à chaque lettre, d’enchainer les découvertes et l’exploration de mon propre monde. Et mes amis syriens, lorsque je leur parle, lorsque j’écris, ont l’air de prendre ces gestes comme des invitations à venir dîner dans le monde de Chris. Et moi, chaque fois dans ces moments, l’impression d’exister utilement.
Après avoir quitté Samer, je déambule à la recherche d’un kebab à avaler. Traversée du désert pendant une demi-heure sous le froid et puis, sans trop savoir où je suis allé, j’atterris dans un local à moitié vide tenu par un jeune. Miracle : il parle Anglais ! 1 chance sur 100 que ça arrive (d’ailleurs, les quatre jours suivants, je ne rencontrerai personne d’autre parlant anglais) mais Murat a fait ses études de pharmacie en Ukraine. Il parle russe couramment, un peu moins bien anglais, mais nous arrivons quand même à bien communiquer, autour d’un gros morceau de viande tournant en broche dans un local aux trois-quart vide.
Il a mon âge et pourrait travailler dans un hôpital ; mais s’est retrouvé contraint d’ouvrir ce petit restaurant pour survivre. Ne parlant pas Turc, difficile pour lui de postuler à d’autres emplois qualifiés – c’est d’ailleurs le problème de toute la classe moyenne supérieure syrienne en Turquie, tous les profs, médecins, cadres, ingénieurs qui pourraient trouver du travail assez facilement s’ils pouvaient communiquer avec leurs boss / clients / collègues de boulot. J’imagine que c’est la raison pour laquelle tant de Syriens préfèrent les pays arabophones pour fuir ; et pourtant, malgré la barrière de la langue, les conditions de vie des Syriens en Turquie semblent, d’après ce que j’en vois / j’entends, les meilleures.
Je raconterai la suite – comment j’ai été refoulé du camp de réfugié, comment le frère de Murat, Musab, va m’aider à, peut-être, y entrer de façon légale et détournée ; sachant que ce n’est pas grave si je n’arrive pas à y entrer car il est facile, par contre, de faire sortir des gens du camp pour leur parler ; je dirai que dans les camps, les pro-Bachar se cachent (le dernier a avoir été reconnu a été lynché) et se taisent, que les Islamistes n’ont pas le droit à la parole et que la seule opinion affichée possible est celle d’être pro-ASL/CNS ; que les petits partis politiques commencent à éclore pour préparer l’après-Syrie et que je vais rencontrer l’un de leurs leaders (c’est le frère de Murat et de Musab) ; je parlerai de la vie dans les camps, et de la vie à Akcakale ; d’autres petits détails et du thé noir de la Turquie ; mais là, je dois vraiment aller dormir. Au chaud.