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Méditation navrée

Par Jmlire
Méditation navrée

1971 : le temps des Amicales

" Nous avons donc appris, ce dernier printemps (1971), que le SS-Obergruppenfuhrer Lammerding*, au terme d'une vie remplie de tâches diverses, s'était ,éteint, ravi prématurément à l'affection des siens et à l'admiration d'Allemands enchantés d'avoir servi sous ses ordres. Lors de ses obsèques, fort recueillies, on n'a pas hésité à faire de lui une sorte de chevalier sans peur et sans reproche. Ces tout derniers jours, nous avons également appris que la petite ville de Rosenheim, quelque part en haute Bavière, a été le theâtre d'une vraie fête de famille, puisque les quelque trois cents survivants de la division blindée Das Reich s'y sont groupés en Amicale. Nous avons tout appris sur cette réunion du souvenir et jusqu'au montant de la cotisation annuelle. Un hebdomadaire nous a même régalés de quelques visages - édifiants, s'il est vrai qu'à cinquante ans tout homme soit responsable du sien -, de ces paladins retraités, reconvertis depuis trente ans dans l'épicerie, les travaux publics ou les transports en commun. Heureux guerriers qui ont encore, après tant d'années, la joie de se rappeler ensemble, dans la fumée des cigares, le bon vieux temps d'Oradour ! heureux pays qui peut offrir, sans problème aucun, à ces élites sans emploi du fait des circonstances, d'aussi efficaces recyclages ! Ainsi, chacun a les chevaliers qu'il peut et les Bayard qu'il mérite, ses épiciers aussi et ses entrepreneurs : des goûts et des couleurs on ne discute pas.

Au reste, la question n'est pas là. Ce qui surprend, c'est que d'aussi intéressantes informations tombent quasi à plat aujourd'hui, de ce côté-ci du Rhin. Les uns auront pensé que tout cela était de l'histoire ancienne, qu'il urgeait d'oublier enfin, pour autant qu'elles ne le soient pas encore, les vies et les choses des années quarante. D'autres, compréhensifs, auront estimé qu'après tout, les Allemands avaient payé assez cher un moment d'égarement au lendemain du Diktat de Versailles : ils n'avaient jamais fait, n'est-ce pas, que plébisciter un sauveur, pour momentané qu'il soit. Là encore, je dirai : à chacun son genre de sauveur, fût-il momentané. Et puis, n'y a-t-il pas l'avenir à construire, l'Europe à bâtir, les jumelages à réussir, le commerce à développer... ?

Je sais bien que des urgences toujours nouvelles ont tenu trente ans durant le monde en alerte. Je sais aussi que les souvenirs s'amenuisent, et, avec eux, beaucoup de fidélités au départ sincères. Le silence finit toujours par l'emporter, où victimes et parents des victimes ont enfermé leur chagrin, où les criminels peuvent, à tout le moins, quand la grâce leur en a été donnée, tenter de se faire oublier. Encore faudrait-il que ce silence, les bourreaux le respectent. Qu'ils le mettent à profit pour disparaître, puisqu'ils le peuvent. Et puisque nul Dieu ne pourrait faire que leurs crimes n'aient point existé, qu'au moins ils s’exercent à devenir transparents. Hitler, du moins, s'était suicidé, et Heinrich Himmler** l’éleveur de volailles, devenu au pays du recteur Martin Heidegger***, grand inquisiteur et maître de toutes les polices, et Goebbels****, l'homme si l'on peut dire, de la radio. Mais voilà que ce qui reste de ces bandes trouve le moyen de se constituer en Amicale ! Et que ces gens ont parlé, Dieu me damne, de leurs idéaux ! Nous ne savions pas encore qu'à l'abominable, on pouvait ajouter l'incongru, le grotesque. Du moins, pas jusqu’à ce point.

Or, dans le temps de ces retrouvailles germaniques, dans le temps des photos de groupe et des guirlandes vertes, un livre de cent pages a paru, dont personne ou presque n'a parlé : Pardonner ?***** Il est vrai que l'auteur y parlait en philosophe d'une chose dont il est malséant de parler à présent, d'une chose dont il ne sied pas de parler sous peine de manquer aux convenances. Cet ouvrage, le dernier en date de Vladimir Jankélévitch******, est à ma connaissance le premier ouvrage proprement philosophique écrit à la mémoire des pitoyables victimes de la barbarie nazie, et notamment des quelques six millions de juifs sacrifiés, comme cela, parce que c'était eux, dans les camps allemands de la mort au cours de la dernière guerre, celle dont on ne se souvient plus. Je voudrais parler de ce livre précisément parce qu'il empêche - avec quelle obstination têtue, avec quelle obstination tragique - qu'on passe comme tant de gens le voudraient aujourd'hui, à d'autres sujets, plus intéressants pour les hommes de bonne volonté d'une époque toute neuve. Il faut remercier Jankélévitch de nous avoir une fois de plus, empêchés de parler trop vite d'autre chose, au temps où se constituent d'aussi intéressantes Amicales.

on me dira peut-être : qu'a donc à voir la philosophie avec cela ? Je réponds : cela, c'est quand même beaucoup de choses, les pauvres corps percés de balles et calcinés d'Oradour, les pendus de Tulle, les petits enfants tirés comme des lapins, comme cela, pour se distraire un peu, les expériences médicales, les aveux dans les caves aménagées et cette immense montagne de cendres misérables à qui personne jamais ne rendra vie... Si la philosophie est partout présente dans ces quelques pages, révélant une dimension insoupçonnée de ces horreurs sans nom : une dimension métaphysique. Portée proprement ontologique du non licet esse vos ( pour le dire comme Néron) de Hitler résolvant la " question juive" ; caractère imprescriptible en rigueur de termes, des crimes nazis ; bonne conscience des criminels ( Oh ! l'Amicale...) ; inconsistance éthique des "non-concernés", comme on dit joliment aujourd'hui, comme s'il pouvait y avoir, dans cette affaire, des non-concernés !

Suite tragique d'un autre livre, Le Pardon, paru en 1967, scholie bouleversante, le petit livre oppose aux propres thèses de l'auteur la plus existentielle, la plus insoutenable des contradictions. Or, Vladimir Jankélévitch n'a pas craint, parce qu'il est philosophe comme on ne l'est plus guère, de soumettre sa propre pensée à cette épreuve, sévère et sans retour comme une ordalie. Car cette épreuve est son épreuve. Pardonner ? - Mais " le pardon est mort dans les camps de la mort ". Et, c'est pourquoi, maintenant, sans qu'on n'y puisse rien, " il existe entre l'absolu de la loi d'amour et l'absolu de la liberté méchante une déchirure qui ne peut être entièrement recousue. Nous n'avons pas, dit-il, cherché à réconcilier l'irrationalité du mal avec la toute puissance de l'amour". Après cette méditation navrée, personne je pense, ne s'y exercera plus. "

Lucien Jerpjagnon : extrait de " Connais-toi toi-même... et fais ce que tu aimes. Editions Albin Michel 2012

* http://fr.wikipedia.org/wiki/Heinz_Lammerding

** http://fr.wikipedia.org/wiki/Heinrich_Himmlerhttp://

*** http://fr.wikipedia.org/wiki/Martin_Heidegger

**** http://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph_Goebbels

***** http://www.fricfracclub.com/spip/spip.php?article39

***** http://http://fr.wikipedia.org/wiki/Vladimir_Jank%C3%A9l%C3%A9vitch

Vladimir Jankélévitch

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