Bernard Fragneau était un grand serviteur de l'Etat et un homme libre. A son pays et à l'administration, il avait donné son intelligence, sa force de travail, son originalité aussi, ce goût des solutions inattendues, cette manière de débloquer une situation, par une pirouette soigneusement élaborée ou totalement improvisée, construisant un compromis ou bien au contraire créant une rupture avec laquelle la crise s'achèverait. Sans doute sa nomination, voici quelques années, après avoir été à la tête des administrations de deux belles régions, à Poitiers et à Orléans, dans le groupe de réflexion sur l'axe Seine et le Grand Paris, dossier compliqué s'il en fût, où s'affrontaient les grands élus, n'était-elle pas sans lien avec cette capacité d'invention, trait de caractère qu'on ne prête pas toujours à la haute fonction publique. Il n'était pas atypique que par sa silhouette, mais par sa manière de faire, de trancher et de parler. Du Maire le plus influent au colonel de Gendarmerie, en passant par des chefs d'entreprise ou des responsables d'association, jusqu'à une candidate à l'Elysée ou un Président de la République auquel il n'hésita pas à remettre sa démission s'estimant désavoué, chacun avait dû, un jour, subir ses foudres et ses bons mots qui confinaient -joyeusement- à l'insolence et témoignaient d'un tranquille irrespect des hiérarchies assises et d'une indifférence assumée aux suprématies établies. Courageux ou inconscient, il ne reconnaissait que l'esprit. Pour cela ou malgré cela, il était aimé de ses collaborateurs et apprécié de ses administrés. A Evreux, il avait été en poste bien plus longtemps que les trois années traditionnelles d'ordinaire dévolues à ses pairs. Entre Besançon, qu'il avait aimé, et Evry, où il allait connaître le futur Ministre de l'Intérieur, il s'était, devant la durée de son immobilité, par dérision, par ironie, par contrariété aussi, proclamé "Champion du Monde des Préfets de l'Eure". Objectif, impartial, ne manquant pas de hauteur et de mordant, ayant le sens de ce qui est important, il ne cachait pas regretter les temps d'avant la décentralisation où tout, de l'ordre public au développement économique, se déroulait dans le bureau du Représentant de l'Etat. Par son influence et sa force, il s'évertuait, ouvertement, à retrouver cet espace de décision. C'était un homme libre par ses idées, son attitude, ses gestes. La moto américaine qu'il chevauchait volontiers à Avignon ou ailleurs, la pipe que, alternativement, il fumait et tenait entre ses mains, sa large moustache, ses yeux qui pétillaient et sa taille impressionnante avaient, au fil de ses pérégrinations préfectorales, créé un étrange et attachant personnage où se mêlaient l'honnête homme à la française, l'anglo-saxon flegmatique, le grand commis désintéressé, un calme bourgeois de province et le caractère frondeur d'un titi parisien. En étant un des architectes fondateurs de son renouvellement urbain, il avait beaucoup fait pour Val-de-Reuil et les Rolivalois. Bernard Fragneau a choisi de se donner la mort cette nuit et cette fin tragique lui appartient. La plus jeune commune de France a perdu un ami vrai, bourru et sincère. Ce matin, je pense à lui, à son épouse, à sa famille.
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