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Ce qui se cache derrière une histoire - Javier CERCAS - ANATOMIE D'UN INSTANT (Actes Sud, 2010 - trad. espagnol par Elisabeth Beyer et Aleksandar Grujicic) par Matthieu Hervé

Par Fric Frac Club
Ce qui se cache derrière une histoire - Javier CERCAS - ANATOMIE D'UN INSTANT (Actes Sud, 2010 - trad. espagnol par Elisabeth Beyer et Aleksandar Grujicic) par Matthieu Hervé Assez paradoxalement, l'impressionnante enquête menée par Cercas autour du coup d'état espagnol du 23 février 1981 s'ouvre sur l'aveu d'un échec. Celui d'un roman manqué : d'un travail de recherches, d'analyses qui s'étend sur cinq ans, la rédaction de deux brouillons, avec l'ambition de raconter ce qu'il sait du coup d'Etat, d'en éclairer ainsi la réalité par la force de la fiction. Mais il s'en trouve incapable. "Il n'existait rien sur cet événement, sinon le document dont je parle et qu'on a vu à la télévision, l'enregistrement vidéo des faits. Mais ce coup d'État est, pour les Espagnols, une grande fiction collective, un ensemble de mensonges, de légendes. Pour beaucoup ce n'est pas la réalité. J'ai donc trouvé redondant et superflu de faire de la fiction sur la fiction." Ce qui se cache derrière une histoire - Javier CERCAS - ANATOMIE D'UN INSTANT (Actes Sud, 2010 - trad. espagnol par Elisabeth Beyer et Aleksandar Grujicic) par Matthieu Hervé Cette échec de la fiction à donner corps, à rendre cohérent un ensemble d'événements historiques, à démanteler la réalité, ouvre finalement vers un autre espace romanesque, plus malléable, où Cercas vient chercher les limites du genre, jouer avec ses codes et sa forme même en y mêlant essai, chronique, enquête, méditation politique et personnelles. Au lieu de raconter le coup d'Etat, il le réduit au contraire à ces plus simples gestes, nœuds d'un réseau de significations complexes, pour saisir ce qu'ils condensent, ce qu'ils trahissent, ce qu'ils comportent de mystère, impossible à réduire tant la densité de fiction qu'ils portent est importante. Tout juste trois minutes de film,enregistrées en direct, (et visible ici sur Youtube), qu'il analyse donc méticuleusement, un instant où rien n'est caché, tout est en évidence, mais au cours desquelles la résistance de trois protagonistes face au coup d'Etat constitue la vraie énigme. Pourquoi ces trois hommes restent-ils debout dans le Parlement ? Nous sommes donc à Madrid, le 23 février 1981, 18h21. Le coup d'Etat semble alors latent, dans toutes les têtes, chez les militaires d'abord mais même dans celles des membres du parti socialiste et du roi. L'Espagne est alors dans une période sombre, traversée par des difficultés économiques importantes, une perte de souveraineté du pouvoir central au profit des provinces, un accroissement du terrorisme, difficultés économiques, tandis que Suarez, chef du gouvernement, semble incapable de maîtriser les institutions qu'il a lui-même fait naître. Le lieutenant-colonel de la garde civil, Tejero, épaulé par 16 officiers et 170 sous-officiers, investissent l'hémicycle des Cortes, le parlement espagnol, alors réunis pour l'investiture du nouveau président. Des rafales d'armes automatiques sont tirées en l'air, on ordonne aux parlementaires de se mettre à terre. Trois hommes seuls refusent, se dressent devant les militaires. Adolfo Suarez, encore président du gouvernement, le général Gutierrez Mellado, vice-président du gouvernement, et Santiago Carrillo, secrétaire général du Parti communiste. On dira plus tard que ces gestes, ces postures, ont sauvés la démocratie en Espagne. Pour poursuivre son enquête, une phrase de Borges le guide : "Tout destin se résume au fond à un seul moment : le moment où l'homme apprend pour toujours qui il est." Alors, à partir de ce moment, Cercas va chercher à comprendre ce qui est véritablement en jeu dans les gestes de ces trois hommes, qu'il reprend comme des motifs obsessionnels. Pour chacun, il décrit leurs parcours politique, leurs affinités idéologiques, leurs combats avec ou contre Franco, tente de saisir leur personnalité, leurs intentions, ainsi que, et peut-être surtout, leurs trahisons. Car pour Cercas, les choix de ces trois hommes ont été dictés par un ensemble de contradictions entre d'un côté des valeurs comme la loyauté, la justice, de l'autre la trahison de leur camp pour imposer la démocratie. En effet, dans ce contexte historique, une Espagne encore largement sous l'influence du franquisme, tant dans ses organes institutionnels, les rouages de la nouvelle démocratie, que dans la mentalité d'une partie de la population. Les partis auxquels tous trois sont liés, parti majoritaire ou principal parti de contestation, sont directement issus de cette période. Conscients de la fragilité de la démocratie, Suarez le premier, ils vont se livrer, en quelques années, à une sabotage des fondements du pouvoir politique en Espagne. La condition essentielle est de ne pas utiliser politiquement le passé, rendre justice de la guerre, pour ne pas d'emblée diviser la population. Suarez lui préfère un pacte de mémoire, parce qu'il préfère la liberté, sous-entendue la démocratie, à la justice."Carillo trahit l'idéal républicain, les valeurs de la gauche communiste, Gutiérrez Mellado, général franquiste, « démonte » l'armée de Franco et Suarez apparatchik lié au régime bâtit la démocratie en onze mois. Il est le traître total. La trahison est parfois un comportement plus vertueux, plus honnête que la loyauté." Cette trahison n'est bien sûr jamais explicitement avouée par l'un ou l'autre de ces trois protagonistes. Mais, et c'est là l'un des coup de maître du roman, qui laisse le lecteur passionné tout au long de ces quatre cent pages, Cercas, dépassant ainsi les codes du document historique et donnant une lecture à la fois didactique et toute personnelle des événements, s'attache à démontrer les mécanismes de cette trahison. Alternant entre analyse biographique détaillée, transcription de témoignages, spéculation politique et parfois méditation métaphysique, Cercas va chercher les éléments qui révèlent cette trahison, envers leurs propres idéaux, leur propre camp, leur propre passé, pour en sortir avec une idée de ce qu'est un véritable homme politique, incarnée par Suarez, celle d'un homme dont la morale et les méthodes échappent aux jugements, à l'éthique traditionnelle, qui poursuit des buts souvent insaisissables. En une succession d'échos, d'allers retours historique et idéologique, le récit brasse cinquante ans d'histoire politique espagnole, et met en lumière ses contradictions, ses ambiguïtés, ses violences, les mécaniques nécessaires à la sortie de la guerre et du totalitarisme. Cercas enfin revient souvent sur le mode personnel, évoque sa relation intime avec ces événements. Il ramène ainsi le récit à hauteur du lecteur et lui confère un souffle romanesque impressionnant. Et parce qu'il est un grand écrivain, qui malgré l'échec décrit en prologue, maîtrise parfaitement les effets de son récits, il conclue dans une dernière pirouette, ambivalente et émouvante. "Il se trouve que j'ai perdu mon père à cette période. Et mon père était un partisan de Suarez. Écrire ce livre était une façon aussi de comprendre mon père." Comme s'il disait au lecteur que comprendre les raisons de l'échec du coup d'Etat de 81 et le courage de ces trois hommes étaient aussi une manière, en plus d'en tirer une évidente leçon d'histoire, de respecter les douleurs et espoirs politiques de nos pères. ----------- Chef de projet web dans une agence parisienne, passionné depuis longtemps par l'écriture et influencé par Bolaño et Krasznahorkai, Matthieu Hervé écrits des textes de fiction et des notes de lectures que l'on peut retrouver nerval.fr ou sur son site Nocturama. Vous pouvez aussi le retrouver sur Facebook et @nocturama_fr sur Twitter.

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