Il y a peu, je disais sur ce même blog, ma frustration de voir une romancière respecter le fait historique et ne pas laisser libre cours à son imagination pour combler les trous. Rappelons qu'il s'agissait d'une frustration de lecteur et non d'une déception. Mais, voici l'exemple inverse d'un auteur qui annonce la couleur : il va romancer l'Histoire ! Dans "le grand Coeur" (en grand format chez Gallimard et désormais disponible chez Folio), Jean-Christophe Rufin rend hommage à une des figures de la ville de Bourges, dont il est lui même natif : Jacques Coeur. Un personnage méconnu de notre Histoire de France dont le romancier s'empare pour en faire un acteur charnière de son temps, mais aussi pour parler un peu de lui et d'une période particulière de sa vie tout en nous offrant une fresque historique aux airs de roman d'aventures...
Sur l'île de Chio, en mer Egée, un homme se cache. Se terre, devrais-je même écrire. Quelque part au coeur de ce territoire, il vit modestement dans une maison isolée, aidé par Elvira qui s'occupe de tout. Lui attend son heure, persuadé qu'il sera bientôt retrouvé par les hommes qui, dit-il, le poursuivent et en veulent à sa vie. Et le voilà qui décide de profiter de ses derniers jours pour mettre sur le papier la vie incroyable qui fut la sienne.
Cet homme, c'est Jacques Coeur (né à Bourges aux alentours de 1400 et mort en 1456 ; je donne les dates pour situer le propos, jamais Rufin ou le personnage de Coeur ne les citent), qui fut l'homme le plus riche d'Occident quelques années plus tôt avant de connaître une terrible disgrâce, la prison, la torture et enfin, la fuite, dans le dépouillement.
C'est donc ce destin peu ordinaire qu'il nous relate, depuis sa naissance à Bourges, jusqu'à cet exil ensoleillé. Né dans une famille bourgeoise, ni riche, ni misérable. Son père est pelletier et c'est dans le cadre de cette profession que Jacques sera amené, enfant, à voir un animal qui va le fasciner : le léopard. Mais, il n'est pas attiré par ce métier ou ce genre d'activités pour son avenir...
Il a pris conscience de son physique assez fragile et, tandis que ses amis d'enfance rêvent de faire la guerre à l'Anglais (on est en pleine guerre de Cent Ans), il comprend que sa meilleure chance de faire carrière, quelle qu'elle soit, passera par l'esprit... Il fait même montre d'une âme de chef de bande, qu'il mettra en oeuvre, mais bien plus tard...
Car, la première partie de sa vie est tout ce qu'il y a de plus ordinaire. Un mariage avec Macé, jeune fille de noble famille qui lui apporte une solide dot et avec qui il va vivre des moments heureux. Elle est tout son inverse et, si la vie les séparera de fait, elle sera le pilier de leur famille. Lui se consacre à une vie de monnayeur, celui qui frappe la monnaie en fonction des besoins exprimés par le Roi.
Mais, en ces temps troublés, cette activité est aussi propice à quelques arrangements personnels, en général suivis de quelques désagréments et le naïf Jacques Coeur va connaître la prison pour la première fois. A sa sortie, il décide alors de tout plaquer pour réaliser un rêve : découvrir cet Orient dont il a tant entendu parlé et qui l'attire irrésistiblement.
Il va en revenir avec une vision nouvelle du monde et de la vie et des idées originale qu'il entend mettre en oeuvre à Bourges. Et surtout, il espère bien convaincre le roi Charles VII, qui a bien souvent été à Bourges, que ses idées sont bonnes pour lui aussi, et pour tout le royaume. Des idées qui passent par la paix et l'ouverture d'échanges commerciaux vers l'Orient (et donc la fin des velléités de croisades).
La méthode moderne, avant-gardiste, même, de Coeur, qui repose sur un maillage et un "carnet d'adresses" très denses qui enserre la France mais aussi une partie de l'Europe et du bassin méditerranéen, va vite donner des résultats, et la petite entreprise ne va plus connaître la crise. Il ne lui manque plus que l'oreille et la confiance du roi. Ca va venir...
A partir delà, l'ascension de Jacques Coeur semble irrésistible. Mais l'homme, s'il se plaît dans le luxe et l'aisance, ne place pas l'argent, et la puissance qu'il procure, au-dessus de tout. Il le met avant tout au service de son action et ne le considère que comme le fruit de son travail. Jamais il ne se considère arrivé, sans cesse, il remet son ouvrage sur le métier, renforçant ses positions, continuant à innover, etc.
Face à lui, Charles VII... Un Roi faible, tant sur le plan physique que sur celui de la légitimité... Un Roi qui va s'allier à Coeur pour asseoir son pouvoir. S'allier, mais aussi utiliser Coeur, car ce Charles VII n'a peut-être ni l'allure, ni l'aura d'un monarque, il possède un sens politique aigu. C'est un malin, mais aussi un homme de pouvoir, qui aime diviser pour mieux régner, qui joue de la grâce et de la disgrâce sans ciller, et, malgré sa laideur, il est un séducteur invétéré, plongeant dans la débauche dans la dernière partie de son règne...
Une parenthèse sur ce sujet... Je l'ai dit en introduction, Rufin le reconnait lui-même en deux lignes dans sa postface, "Le grand Coeur" est aussi un roman qui parle de lui. On retrouve en effet dans l'ascension de Coeur, quelques aspects qu'on peut voir dans la carrière de Rufin lui-même. Les deux ne crachent pas sur le luxe mais ne cherchent pas la richesse, les deux allient à la fois idéalisme et matérialisme, des individualistes qui ont pourtant choisi d'oeuvrer pour le bien commun...
Mais, j'ai trouvé que le moment le plus frappant où les destins des deux Berruyers paraissent se rejoindre, c'est dans la troisième partie du roman, intitulée "l'Argentier". Coeur y devient un proche du Roi, lequel le reçoit à plusieurs reprises en tête-à-tête. Coeur observe cet homme dont il est le sujet et dont il ne cessera de se méfier (à juste titre)...
Il y a dans cette relation une espèce de phénomène d'attraction/répulsion de la part de Jacques Coeur qui ne peut pas ne pas faire penser à la relation de Jean-Christophe Rufin avec un certain... Nicolas Sarkozy. Toutes proportions gardées et tout contexte historique mis à part, je n'ai pu m'ôter de l'idée que, derrière Charles VII, il y avait l'ancien président, qui fit de Rufin un ambassadeur mais avec qui les relations ont toujours été tendues...
Rufin fait écrire à Coeur : "les années qui suivirent me donnèrent d'innombrables occasions d'explorer les paradoxes de ce personnage tourmenté dont je me demande encore aujourd'hui si je le hais vraiment. A l'époque, je me contentais de penser, mais sans m'y arrêter, qu'il était peut-être simplement imprudent de l'aimer"... Bon, je suis peut-être un lecteur torturé, dans mon genre, qui cherche un peu trop à lire entre les lignes, parfois, mais avouez que c'est troublant...
Cette troisième partie du roman, sans être un réquisitoire ni un règlement de comptes féroce n'en reste pas moins, à mes yeux, une manière pour l'auteur de solder sa relation avec l'ancien président de la République. Et peut-être aussi de savoir où il en est à titre personnel avec lui. A cela, Rufin ne répond pas directement, même si la fin du roman pourrait laisser penser qu'il continue à avoir du mal à le haïr et qu'il reporte ce violent sentiment sur d'autres personnes de l'entourage de Sarkozy...
Bref, il n'y a pas que cet aspect des choses et, rassurez-vous si vous n'aimez pas ça, "le grand Coeur" se lit parfaitement bien et est tout aussi passionnant même sans rechercher les éventuels tiroirs dissimulés dans le coeur du récit. Mais je pense que cette parenthèse était importante aussi, car elle fait partie de l'esprit qu'a voulu insuffler Rufin à son roman.
La relation entre Coeur et Charles VII est évidemment celle qui sous-tend la majeure partie du roman. Comme Fouquet plus tard, même si la mentalité des deux hommes est sans doute très différente, Coeur va certes servir son roi, mais aussi lui faire de l'ombre, par sa réussite. Il a, à plusieurs reprises, l'occasion de mettre un terme à cet engagement, de se recentrer son activité commerciale voire de vivre confortablement de ses rentes...
Mais, il ne le fera pas. Il n'est pourtant jamais dupe du danger que représente Charles VII pour lui. Il sait pertinemment que la roue finira par tourner et que, tout argentier, tout homme richissime qu'il est, plus que le roi lui-même, il n'échappera pas à une disgrâce que les jalousies qu'il suscite à la Cour, lui qui en est devenu un des membres importants presque sans le vouloir, ne feront qu'amplifier...
Il sera fidèle à Charles VII alors qu'il a maintes fois l'occasion de nouer d'autres alliances politiques... Mais, ce sont ses alliances commerciales, ce réseau remarquable, surtout pour une époque à laquelle transports et moyens de communication étaient rudimentaires, qui va servir à ses détracteurs pour l'abattre. Ils y verront les trahisons que n'aura jamais commises Jacques... La dure loi de la politique... L'honnêteté y devient vite naïveté, la fidélité n'y est que rarement récompensée...
Et puis, il faut bien parler d'une femme. Elle traverse le roman en fulgurance, n'apparaissant que sur 120 pages à peine de ce roman qui en compte près de 500 mais elle marque Jacques Coeur à vie et le lecteur jusqu'au bout de la lecture par sa puissance et son mystère. Cette femme, c'est Agnès Sorel, la première maîtresse officielle de Charles VII.
On ne sait que peu de choses de la relation qu'ont nouée Jacques et Agnès. Ont-ils été amants ? N'ont-ils été qu'amis ? Rufin joue de cette ambiguïté historique mais fait entrer Agnès dans la vie de Jacques comme on lâcherait un chien dans un jeu de quilles : elle bouscule tout. A commencer par les certitudes de Coeur, qui, depuis longtemps, s'est consacré à sa vie d'homme d'affaires, déléguant les questions familiales à Macé, dont il n'a cessé de s'éloigner.
Coeur est nomade, Macé ne pense qu'à asseoir sa position sociale à Bourges, en témoignera le fameux palais Jacques Coeur, qu'il lui fera construire... et qu'ils n'habiteront jamais. Avec Agnès, Coeur se sent en phase, apaisé. Rufin dresse là un magnifique portrait de femme, elle aussi pleine de paradoxes et de contrastes, comme tous les personnages principaux de ce roman, une femme d'une beauté qui irradie, mais aussi une amoureuse éconduite qui, si elle n'aime pas le Roi, vivra terriblement mal sa propre disgrâce... A elle seule, un personnage de roman !
Sa disparition prématurée sera le début de la fin pour Coeur qui connaîtra la disgrâce peu après... Cette dernière partie, malgré les horreurs et l'angoisse qu'elle recèle, est pourtant habitée par une immense sérénité. Coeur (et Rufin, probablement derrière lui) concède qu'il n'a pas la foi. Mais il y a quelque chose de spirituel, malgré tout, dans le calme qui l'habite en pleine tourmente... Le calme de celui qui sait qu'il n'a rien à se reprocher... Et, là encore, c'est par ce qu'il a construit et qui l'a mené au sommet avant de provoquer sa chute qu'il réussira à déjouer les intentions de ses adversaires...
Avant de vous laisser par vous-même vous plonger dans "le grand Coeur", encore quelques mots. Dans sa postface, Rufin évoque l'influence de Marguerite Yourcenar sur son travail (on est corporate, à l'Académie !). Les mémoires de son Jacques Coeur sont écrites dans l'esprit qui préside aux "Mémoire d'Hadrien".
De ce fait, n'abordez pas "le grand Coeur" comme une biographie, ce n'en est pas une, mais bien un roman historique foisonnant et plein d'aventures, de bruit, de fureur, de traîtrise et de désillusions. La véritable biographie de Jacques Coeur est pleine de manques, d'incertitudes, on n'a même pas de portrait de lui, par exemple.
Alors, le romancier Rufin s'engouffre dans ces interstices et les remplit par son imaginaire. En restant, évidemment, dans la crédibilité historique, mais en s'appuyant sur l'imagination pour broder ce grand roman, qui est aussi un roman d'amour sur fond de changement historique majeur. Oh, bien sûr, les acteurs n'en ont pas conscience, de ce changement, nous le voyons avec le recul des siècles...
Mais, Rufin fait de Coeur un des pionniers, au moins dans l'esprit, de ce changement, un des premiers moteurs qui va amorcer le passage de la France médiévale et féodale vers la France de la Renaissance. Il est là, le rôle de Coeur, être un homme de la Renaissance avant l'heure, mais son action sera un signe avant-coureur...
Son expérience en Orient, tout ce qu'il en a rapporté personnellement, mais aussi ce qu'il aura contribué à faire venir, sans oublier un voyage fondamental à Florence, berceau de la Renaissance, tout cela a construit la philosophie de l'homme qu'est devenu Jacques Coeur. Rompant avec les traditions ancestrales, il va révolutionner en douceur tout un pan de la vie du royaume, désormais capable de s'auto-suffire financièrement. Et l'on va voir se matérialiser dans la double architecture du palais Jacques Coeur, à la fois médiévale et Renaissance, cette transition...
Mais, Coeur n'est pas le seul à enclencher ce mouvement. Sans Charles VII, d'ailleurs, cela n'aurait sans doute rien donner. Le Roi a su, c'est vrai, utiliser le travail de Coeur, mais il l'a aussi encouragé et soutenu. Or, dans un autre domaine, Charles VII lui aussi va pousser son royaume vers la modernité en lui faisant définitivement quitter l'ère de la chevalerie.
Il n'était pas encore roi en 1415, quand la chevalerie française est mise en déroute par les Anglais. Mais il en connaît parfaitement les conséquences, aussi bien militaires que politiques. Il sait que c'est de cette bataille qu'est née la situation terrible dont il a hérité en montant sur le trône... Alors, il change tout, tourne la page de ce passé perdant pour entamer une nouvelle période construite sur de nouvelles bases...
Bien sûr, il y aura l'épisode Jeanne d'Arc, mais ce sont les victoires sur les Anglais et la fin de la guerre de Cent Ans qui vont permettre au monarque d'asseoir sa légitimité, de faire taire les oppositions et surtout, d'entreprendre une réforme en profondeur du royaume à de nombreux points de vue...
Certes, son personnage est assez détestable, roué et indigne de toute confiance, changeant et sans scrupule, mais sans lui, pas de Jacques Coeur et réciproquement. Ces deux-là, unis dans le roman de Rufin, le sont aussi dans l'Histoire et, si les choses ont pris plus de temps, si le changement ne s'est pas fait aussi radicalement que peuvent le laisser croire ces mots, ils y ont une part véritable.
Je n'avais pas aimé "Globalia", sorte de sous- "1984" pas très,intéressant, j'ai enfin découvert le genre où je pense, excelle Rufin : le roman historique. Et l'envie est grande, désormais, de découvrir les autres romans historiques de cet auteur, dont "Rouge Brésil", pour lequel il reçut le prix Goncourt, il y a une douzaine d'années.