Pour franciser un « e-mail », il suffisait jusqu’à présent d’appeler le courrier électronique « courriel » mais, depuis 2010, un nouveau mot, inattendu et drôle, nous est proposé : « émile. » C’est à Gabriel Matzneff que nous devons ce néologisme, ou plutôt à « Gab la Rafale », le sobriquet que lui avaient donné ses copains de régiment - singulière trouvaille qui semble extraite d’un roman d’Albert Simonin ou d’un dialogue de Michel Audiard.
L’« émile » d’aujourd’hui remplace le « poulet » de jadis, que Théophile Gautier, qui aimait ce mot, cuisinait parfois avec force épices, notamment dans ses billets à Apollonie Sabatier.
L’auteur, même s’il se défend de céder aux nouvelles technologies, vit avec son temps. Le clavier, avec une modération que l'on devine, fait partie de son univers. Son dernier livre, Les Nouveaux Emiles de Gab la Rafale (Editions Léo Scheer, 221 pages, 20 €), réunit donc une correspondance électronique entretenue de février 2010 à janvier 2013 avec un petit cercle d’amis. Pour préserver leur anonymat, sans doute, ces derniers ne sont nommés que par leur prénom et l’initiale de leur nom, mais il n’est pas très difficile d’identifier certains d’entre eux. On croisera ainsi, au fil des jours et des pages, un écrivain et critique littéraire dont le blog jouit d’un succès mérité, un journaliste aussi amateur de Proust que son fils, un célèbre avocat collectionneur de curiosa, un éditeur qui publia le dernier livre de Jacques Vergès, un écrivain qui fut ami de Montherlant, un philosophe à trois pseudonymes et quelques autres, dont son éditeur actuel.
Ce jeu des devinettes ne doit cependant pas éloigner le lecteur de l’essentiel, qui tient à une rare qualité d’écriture. Ceux qui, dans ses romans et ses essais, apprécient la pureté du style de l’auteur la retrouveront au cœur de cette correspondance. Diariste, Gabriel Matzneff l’est depuis Cette Camisole de flammes (1976) et ces « émiles » figurent une nouvelle forme de journal intime, dans lequel, tour à tour, il commente l’actualité, évoque la littérature, parle de ses amours, de ses amitiés, de ses déceptions, de l'hypocrisie, de ses voyages, des religions, de sa vie quotidienne.
Si les mots sont précis, raffinés, orthographiés conformément à la langue française (ainsi, Changhai et non Shanghai), la plume se révèle aussi joyeusement acérée. On avait surnommé les frères Goncourt « Gare aux amis » ; pour désigner Gabriel Matzneff, c’est plutôt « Gare aux ennemis et aux fâcheux » qu’il faudrait dire. Car il excelle dans l’art d’exécuter, en une phrase qui touche toujours sa cible. Jean-Paul II, dont le pontificat ne fait curieusement guère l’objet d’un examen critique dans les media, est ainsi défini : « cette canaille de Polonais, le pire des papes, le démagogue en blanc. » Sarah Palin se trouve qualifiée (notamment) de « quakeresse », tout comme une ancienne candidate aux élections présidentielles françaises dont l’ex-compagnon, aujourd’hui aux affaires, n’est guère mieux traité. Quant à une actuelle ministre de la République, sans doute affiliée à la gauche morale et qui refusa de dîner à la même table que l’auteur, on imagine quelle volée de bois vert lui est réservée... D’autres font l’objet d’un traitement plus général, mais bien senti : « Les gens qui aujourd’hui, par conformisme, par lâcheté, m’ostracisent, mais qui dès que je serai mort m’honoreront, sont de misérables canailles que j’emmerde à pied, à cheval et en voiture. »
De même, dans de nombreux messages, les événements politiques et internationaux donnent lieu à des commentaires parfois féroces ; sa vision des Printemps arabes diffère ainsi beaucoup de l’optimisme naïf affiché par nombre d’intellectuels ; l’auteur ne se mêle pas non plus à la meute bien-pensante lorsqu’il aborde « l’affaire DSK » et réserve quelques coups de griffe à qui de droit.
Les tenants de l’ordre moral petit-bourgeois, du conformisme, les adeptes du politiquement correct se montreront naturellement irrités (s’ils le lisent...) par ce livre savoureux dans lequel s’insèrent quelques pépites fines et érudites, dédiées à la littérature, à l’Italie, à Casanova, ou quelques réflexions sur la maladie et la fin de vie.
Très attaché à la religion orthodoxe, dont il dénonce toutefois ici les récentes dérives puritaines, Gabriel Matzneff ne revendique pas moins sa qualité de libertin. Un assemblage subtil, complexe, presque oxymorique, qui ne surprendra naturellement pas ses lecteurs fidèles. Un qualificatif qu'il est devenu de plus en plus rare d'évoquer en ces temps de néoconservatisme et d'hygiénisme triomphant. Esprit libre et critique, infréquentable pour beaucoup, il se définit d’ailleurs comme « Voltairien, mais seulement à mi-temps. » Et casanovien à temps complet, serait-on tenté d’ajouter.