Requiem pour une révolution : la commémoration du 25 janvier à l’opéra du Caire

Publié le 20 janvier 2014 par Gonzo

La scène de l’opéra du Caire pour la prochaine commémoration de la Révolution du 25 janvier… et le triomphe de “l’imperator Sissi” ?

Faut-il considérer les différents soulèvements arabes comme de « vraies » révolutions ? Voire comme une seule et même révolution à l’échelle de la région (le fameux « printemps arabe ») ? Quand ont-ils commencé ? Au début de l’année 2011 ou en décembre 2010 avec les premières manifestations en Tunisie ? Doit-on penser qu’ils prolongeaient des protestations plus anciennes, menées notamment par les organisations syndicales en Tunisie et en Egypte ? Quel est leur principal moteur : l’autoritarisme de régimes à bout de souffle ? l’impatience de populations désespérées menées par de jeunes générations formées aux nouvelles techniques numériques ? l’inéluctable montée en puissance de l’islam politique dont les idées reçoivent le soutien de la majorité de la population ? ou bien encore une gigantesque conspiration savamment orchestrée par les puissances occidentales et les monarchies du Golfe ou même la Turuqie afin de rebattre les cartes géopolitiques de la région au profit des Frères musulmans ?

À ces questions, sans réponse, s’en ajoute désormais une autre : quand est-ce que tout cela a pris fin ? Car la manière dont est célébré le troisième anniversaire du « Printemps arabe » donne fortement l’impression que certains ont très envie de tourner la page. Ce n’est pas le fait de célébrer une date passée qui est en cause, cela s’est déjà fait, y compris au moment où se déroulaient les luttes : Moubarak n’avait pas encore annoncé son retrait que les manifestants avaient déjà dressé, place Tahrir, leur « musée de la révolution ». La différence est bien plus dans le ton : au seuil de l’année 2014, il ne s’agit plus de documenter un mouvement populaire encore vivant mais bien de commémorer – de ranger dans la mémoire commune – un événement « mort » parce qu’il appartient désormais au passé.

Cheikh Ali Salman inaugurant le “musée de la révolution” à Manama

Bien entendu, cela ne se fait pas en tout lieu et il est déjà très instructif d’observer où se tient cette commémoration de la révolution arabe. En très peu d’endroits en réalité ! En Tunisie, et malgré les efforts des partis au pouvoir, c’est l’indifférence ou encore la déception qui dominent. Rien – mais il est vrai que leur tour vient plus tard dans le calendrier – au Yémen et moins en Libye où le drapeau du temps de la Jamahiriyya est à nouveau brandi par des combattants dans les villes du Sud. Rien a fortiori en Syrie ou même à Bahreïn où le parti Al-Wefaq avait pourtant ouvert en octobre dernier un « musée de la révolution » (celui qui l’avait inauguré, cheikh Ali Salman, est d’ailleurs en prison depuis la fin de l’année mais personne semble s’en émouvoir beaucoup).

En définitive, le seul pays qui se préoccupe encore de célébrer la révolution, c’est l’Égypte. Bien entendu, la troisième version du « musée de la révolution » dressé vaille que vaille l’été dernier par des militants place Tahrir (article en arabe, avec des photos) a été « nettoyé » dans le cadre des travaux d’« embellissement » de la place (comprendre l’éradication totale et si possible définitive des éléments perturbateurs). Pourtant, il proposait un récit conforme à l’idéologie de l’heure depuis le putsch du 30 juin, en critiquant sévèrement le rôle du président Morsi et des Frères musulmans.

Projet du “musée de la révolution” place Tahrir

On ne parle pas davantage non plus du pharaonique projet d’un musée de la révolution, imaginé en octobre 2011 (article sur le site d’Al-Jazeera). Dans un parallèle audacieux avec le musée des Antiquités, juste à côté, il s’agissait ni plus ni moins de drainer les foules des futurs touristes vers l’ancien siège du parti au pouvoir, le PND, transformé en « lieu de mémoire » grâce à une coque en verre préservant l’état du bâtiment après son incendie par les manifestants. Sur le toit d’un parking voisin, il devait même y avoir un grandiose mausolée aux martyrs de la révolution, sous formes de candélabres de verre…

Non ! Après le plébiscite de la Constitution (presque 98 % des voix), tout le monde attend celui de l’idole des foules, le général Sissi. Et l’anniversaire de la chute de l’ancien raïs ferait un cadre très approprié à l’annonce de la candidature du nouveau, façon de rassurer tout le monde en disant que la parenthèse va pouvoir se refermer. D’ailleurs, à l’opéra du Caire la scène est déjà dressée ! Ces courageux artistes, qu’on nous a décrits « vent debout contre ‘l’islamisation’ de la culture » (voir aussi ce billet), voguent désormais vent arrière et toutes voiles dehors grâce aux vents du retour à la normale.

Sans beaucoup de remords pour la manière dont on les a débarrassés des barbus qui les tourmentaient tellement, les employés de l’opéra du Caire travaillent donc activement à un spectacle grandiose (article en arabe) qui a pour titre La révolution : art, espoir, travail (un slogan en forme de triade – un peu sur le mode Travail, famille, patrie ! – qui fait craindre le pire sur le plan esthétique). Mobilisation générale des artistes (plus de 400 sur la scène), décors à la hauteur de cette « épopée nationale » comme le dit la directrice des lieux, avec un sphinx de six mètres de haut pour symboliser la révolution et la puissance éternelle de l’Egypte, etc. Composé d’une suite de tableaux édifiants, le show (j’imagine que Sissi sera au premier rang, en grand uniforme) sera naturellement retransmis en direct par la chaîne nationale.

Bassem Youssef – vous avez remarqué qu’on ne parle plus de lui ? – avait déjà proposé un savoureux remake (voir ce billet) de Watani al-akbar, l’Opérette (avec un grand A) nationaliste arabe tournée à l’époque nassérienne ; celle que l’on prépare en ce moment au Caire restera elle aussi dans les mémoires, mais plutôt comme le « Requiem de la révolution » !

Sur Tahrir et la révolution de janvier, il faut absolument signaler The Square, un documentaire (présenté aux oscars) de l’égypto-américaine Jihane Noujaim (bande-annonce ci-dessous). Présenté aux Etats-Unis, annoncé en France, le film, avec un nouveau montage destiné à intégrer les événements de l’été 2013, n’est toujours pas distribué, malgré tous les efforts de la réalisatrice, en Egypte…