Avenement de l'empire chinois et mefaits de l'occidentalisation du monde

Publié le 12 mai 2008 par Roman Bernard
Je pourrai donc ecrire sur Criticus ce mois-ci, malgre deux problemes d'ordre technique. Le premier, qui serait survenu dans n'importe quel pays non-francophone, tient a la nature du clavier utilise. Je tape en ce moment sur un clavier anglo-saxon, depuis le cybercafe duquel j'ecris. Consequences : ayant oublie les raccourcis clavier adequats, je ne pourrai typographier les accents. Par ailleurs, il est probable que le clavier "qwerty" m'amene a confondre certaines lettres. Le second probleme d'ordre technique est en fait eminemment politique. Les blogs de la plate-forme Blogger sont inaccessibles en Chine. J'ecris donc "a l'aveugle", en passant par mon compte Google personnel qui me permet d'acceder a l'interface Blogger. Je ne pourrai donc repondre directement aux commentaires. Mais comme j'ai des relais amicaux en France, vous pourrez poster vos commentaires qu'ils me transfereront. J'y repondrai par courriel interpose. Enfin, dernier probleme, ce blog qui se voulait un lieu d'analyse certes partisan de la vie politique et mediatique francaise, sera pendant un mois un simple carnet de voyage, ou je consignerai des observations purement subjectives. Mais l'objectivite n'existe pas.
On me pardonnera donc de reproduire ci-dessous le contenu d'un courriel adresse a certains proches vendredi soir, ou je donnais mes toutes premieres impressions :
Salut,
Je suis bien arrive. On est loges dans un immeuble presque luxueux sur le campus de l'une des universites de Shanghai, en centre-ville (sachant que la ville fait tout de meme 20 millions d'habitants). Comme je suis dans un cybercafe et que je manque de temps, je serai bref, mais comme choc culturel, ca depasse de tres tres tres loin l'Amerique du Nord... et meme le Maroc, c'est dire. Derriere l'occidentalisation de l'urbanisme, il y a une culture qui n'a rien, mais alors vraiment rien a voir avec la notre, et je dis ca sans condescendance aucune. Les etudiants chinois de l'universite partenaire sont tres sympas, tres serviables, mais c'est tres dur de communiquer avec eux. D'abord a cause de la langue. Passer par une langue intermediaire (l'anglais) ne facilite pas les choses, mais je crois que c'est surtout culturel. Ils se plient en quatre pour nous, mais si on leur dit de ne pas trop se devouer, ils se vexent. A l'inverse, si on ne leur dit pas ce qu'on veut faire, ils sont perdus. Autre chose etonnante : ils ne comprennent pas qu'on veuille manger chinois ! Il faut donc parlementer pour ne pas se retrouver au fast-food... Pour l'instant, on explore la ville a la recherche d'idees de sujets. L'occasion de voir que nous sommes bel et bien dans un pays du tiers-monde et un Etat policier. En bas des gratte-ciel, des quasi-bidonvilles, surveilles par des flics suspicieux a chaque coin de rue. Meme Internet est partiellement bloque : a moins d'un changement, il n'y aura pas de Criticus ce mois-ci. A part ca, les poncifs sur la puissance chinoise sont fondes. Sur le chemin de l'aeroport juqu'a Shanghai, des usines a perte de vue, des grues partout, des camions-toupies a beton qui bouchonnent pour aller construire des tours immenses et innombrables... Et puis, des routes qui s'empilent, pleines de voitures qui bouchonnent...
En voyant tout ca, je ne suis pas sur que l'occidentalisation soit vraiment profitable a ce pays si different. Meme question pour la mondialisation liberale...
On continue la recherche de sujets demain. Prochain carnet dans quelques jours.
@+
Roman

Depuis, quoi de nouveau, sinon que j'ai compris, grace a des camarades francais confrontes au meme probleme que moi (ils tiennent le blog musical Des oreilles dans Babylone, lui aussi heberge par Blogger) comment ecrire des billets "a l'aveugle" ? D'abord, une reflexion sur mes premieres impressions, avec un peu de recul. S'il parait evident qu'on ne peut connaitre un pays aussi vaste et complexe que la Chine apres quelques jours passes sur un campus d'une ville internationale, il est neanmoins possible de sentir une atmosphere qui permet de degager quelques observations. Certains diront des cliches. Mais, justement, je milite depuis longtemps pour une rehabilitation de la subjectivite, de l'opinion et du cliche. Il est facile aux tenants du langage technocratique de pointer l'absence de scientificite d'un discours assume comme etant personnel. Mais on n'a jamais vu qu'une reflexion authentique et feconde puisse decouler d'une synthese de chiffres et de donnees dits "objectifs". Au contraire, il parait essentiel d'exprimer des sentiments personnels, puisque c'est comme cela seulement que le debat democratique est possible. Les deputes de la Troisieme Republique, qui tinrent les debats les plus riches de l'histoire politique francaise, n'etaient-ils pas des partisans ? Et les excellents journaux que certains d'entre eux dirigeaient, comme L'Aurore de Clemenceau, ne constituaient-ils pas avant tout une presse d'opinion ? Non seulement l'objectivite n'existe pas, mais sa recherche obsessionnelle par la presse d'information, qui sert souvent de paravent a l'expression d'opinions non assumees, est sterile pour le debat d'idees. La subjectivite n'interdisant pas l'honnetete intellectuelle,je m'efforcerai d'exprimer des sentiments sinceres quoique personnels.
Des son arrivee a l'aeroport de Pudong, le voyageur occidental saisit confusement que l'ambiance en Chine est tendue. Aux guichets des douanes, des surveillants inspectent les ecrans des douaniers, en regardant par-dessus leurs epaules. Les formalites d'entree en Chine sont longues, mais c'est parfaitement reciproque. Un Chinois se rendant en France aurait les memes difficultes. Je me souviens d'ailleurs d'un Coreen et d'un Iranien, a la frontiere canado-americaine, qui avaient subi un long et inquisitorial interrogatoire de la part des douaniers americains, tandis que je n'avais eu besoin que d'une petite minute pour obtenir mon permis d'entree.
La route de Pudong a Shanghai, en plus des observations sur l'avenement de la puissance chinoise qu'elle m'a inspirees et que j'ecrivais dans le courriel reproduit ci-dessus, m'a aussi confirme les apprehensions que j'avais quant a la pollution aerienne : l'air est difficilement respirable a Shanghai, notamment lorsqu'il n'y a pas de vent. Difficile d'ailleurs, evidemment, de separer cela du developpement spectaculaire de la ville et du pays. L'ouverture economique decidee en 1992 par Deng Xiao Ping a eu un impact considerable sur la ville, qui n'a plus rien a voir avec ce qu'elle etait il y a quelques annees. La plupart des gratte-ciel qui dominent le paysage urbain sont vieux de cinq ans au plus. Temoin de ce bouleversement, la maquette de 700 m2 du musee de l'urbanisme, qui doit etre reactualisee chaque semaine. Le contraste avec l'atonie francaise et europeenne est saisissant. On ne peut, bien sur, souhaiter de travailler nuit et jour comme le font les Chinois. Mais on comprend mieux comment un pays peut passer du sous-developpement chronique a la puissance mondiale en une quinzaine d'annees. Et le defi que cela implique, pas seulement pour l'Occident mais aussi pour ses partenaires economiques des pays pauvres, sur lesquels le modele de developpement chinois ne peut manquer d'exercer une grande fascination. De plus en plus de jeunes Africains, recrutes par les universites chinoises en Afrique, choisissent a present la Chine pour faire leurs etudes. Un phenomene particulierement neuf. On ne parle en France de l'influence chinoise en Afrique que depuis deux ou trois ans au plus. Les critiques formulees en Occident contre la Chine, si elles donnent bonne conscience a leurs enonciateurs, n'empechent pas le pays de poursuivre sa route vers la puissance.
Qu'en pensent les jeunes Chinois d'ailleurs ? La encore, ne rencontrant que les enfants de la nomenklatura, je n'ai qu'un apercu biaise de la situation d'une jeunesse dont je suis cense contribuer a faire le portrait, forcement empirique, lacunaire, vague et superficiel. Il est difficile d'aborder toutes ces questions, mais on devine vite la responsabilite enorme qui pese sur la generation de l'enfant unique, en laquelle tous les parents chinois ont place toutes leurs esperances.
Le fait d'apprehender la puissance de la Chine a travers le regard de ses etudiants presente d'ailleurs l'interet de voir le decalage, parfois immense, entre les promesses et les esperances d'une politique et ses effets concrets. Avec surprise, j'ai constate que, comme en France, faire de longues et dures etudes ne garantit en rien l'obtention d'un emploi en rapport avec les pretentions salariales et de responsabilite qu'elles pouvaient donner au depart. La concurrence acharnee entre jeunes diplomes conduit, comme chez nous, au declassement des perdants, forces d'accepter des emplois au rabais. Et pourtant, contrairement a la France qui s'y refuse, la Chine pratique une selection severe, et cela des l'ecole elementaire.
J'ai pu aussi constater, des mon arrivee, le fait que comparer la France et la Chine reviendrait a comparer une nation et un empire. Il est revelateur que les etudiants chinois considerent l'Europe comme un pays et ses principaux Etats connus (France, Angleterre, Allemagne) comme de simples provinces. Et aussi que l'Occident soit vu comme une entite propre et relativement homogene. Des etudiants m'ont demande quelle etait la difference entre la France et les Etats-Unis, ne la voyant pas vraiment.
Quel decalage avec le discours anti-americain qui prevaut en France, ou la campagne de francophobie outre-Atlantique a la suite du refus de la France d'apporter son soutien et son concours a l'invasion anglo-americaine de l'Irak, en 2003 !
A l'inverse, ces memes etudiants chinois n'ont pas ete surpris, mais plutot amuses, d'apprendre que les Francais rangeaient sous le terme "Chinois" tous les peuples d'Extreme-Orient, de la Thailande aux deux Coree, en passant par le rival nippon.
La Chine est un empire, et l'est d'abord par ses caracteres multiethnique, multi-linguistique, multiculturel et multiconfessionnel. Contrairement aux prejuges francais en la matiere, le peuple chinois est tres bigarre, probablement plus que ne l'est le peuple francais. L'afflux de populations venues des campagnes a Shanghai a favorise ce processus, qui a conduit, par exemple, a l'etablissement des Ouigours turcophones et musulmans, qui vendent souvent, chose amusante, des doner-kebab.
Je disais dans mon courriel vendredi dernier que "je ne suis pas sur que l'occidentalisation soit vraiment profitable a ce pays si different. Meme question pour la mondialisation liberale". Ce jugement, peut-etre hatif et en tout cas favorise par la fatigue du voyage et le decalage horaire, merite d'etre nuance.
En fait, je me demande si le necessaire et souhaitable developpement de la Chine doit forcement se faire en prenant modele sur l'Occident, qui a largement fait la preuve de son impasse, en termes ecologiques, sociaux et moraux. La rue de Nankin, qui relie la Place du Peuple au Bund, sorte de belvedere donnant sur la riviere Huangpu, est presentee comme les Champs-Elysees de Shanghai. Elle a plutot des allures de Time Square, a cette difference pres que ce haut-lieu de New York se limite a une place, tandis que la rue de Nankin est interminable. Comme Time Square en revanche, elle se caracterise par l'enchevetrement des immeubles et des panneaux publicitaires, tous immenses. A l'interieur, des centres commerciaux qui ridiculisent par leur gigantisme les Halles de Paris, sans parler de la Part-Dieu de Lyon. Ces centres commerciaux sont de veritables temples de la consommation, bondes a toute heure de la journee. L'incitation a l'achat y est permanente, dans un pays ou le salaire moyen n'excede pas 3000 yuans (un peu moins de 300 euros). D'autant que, dans ces centres commerciaux, les prix se rapprochent des standards europeens, ce qui n'est pas sans poser quelques questions une fois que l'on se trouve, a quelques hectometres, dans des quartiers miserables, ou les prix sont soudain derisoires, ainsi que le niveau de vie des gens qui y habitent. Surtout, et alors que Shanghai commemore avec soulagement l'epoque ou la ville etait soumise a la loi des Concessions occidentales, on peut s'etonner de voir, en 2008, la surreprensentation des touristes et expatries occidentaux dans les quartiers riches, ou ils ne connaissent rien de la Chine reelle. Sans verser dans l'anglo-saxophobie d'un Celine-Bardamu, je suis toujours aussi choque de voir les Americains, ou qu'ils aillent, s'adresser directement en anglais a des non-anglophones, sans avoir l'elementaire courtoisie de demander a leur interlocuteur : "Do you speak English ?"
Et je ne parle meme pas de poser cette question dans la langue du pays, ce qui serait trop demander a des Anglo-Saxons qui s'etonnent, et meme prennent ombrage quand ils en sont handicapes, de la diversite linguistique et culturelle d'un monde qu'ils dominent. Les Chinois, peuple assez conciliant en la matiere, leur ont complu en doublant tout en anglais, meme si l'essentiel de la population n'en parle pas un traitre mot, ce qui est heureux. Pourquoi le monde entier devrait-il parler anglais ?
L'occidentalisation, certes superficielle, d'une civilisation plusieurs fois millenaire, me conduit a reconsiderer plusieurs conceptions que j'avais, sur la suprematie de l'Occident, la mondialisation liberale, le metissage des civilisations.
Sans remettre totalement en cause ces conceptions, il convient toutefois d'en mesurer les effets, et donc les mefaits. C'est en partie a cela que je m'attacherai, malgre les obstacles typographiques et informatiques, a decrire ce mois-ci. Jusqu'a present, ce sejour a surtout ete l'occasion de comprendre en quoi l'Occident, pour fascinant qu'il soit pour les elites chinoises, est une civilisation en crise. La transposition des valeurs occidentales ici me permet en effet, par les problemes que cette greffe forcee provoque, d'en comprendre les failles, les carences, les vices.
Roman Bernard