Critique de La Maladie de la mort, de Marguerite Duras, vu le 18 janvier 2014 au Vieux-Colombier
Avec Alexandre Pavloff et Suliane Brahim, dans une mise en scène de Muriel Mayette-Holtz et Matthias Langhoff
Le décor est impressionnant. Il monte très haut et s'incline en descendant vers le plateau, de sorte qu'il ne laisse qu'un petit espace scénique disponible. Sur les murs qui composent ce décor, des écritures. Parfois, je ne comprends pas à quoi elles correspondent : on dirait presque des indications de mise en scène, des didascalies, et pourtant ce n'en est pas. Mais sur le mur central, une lettre, qui commence par "Chère Madeleine", que l'on suppose extraite d'une correspondance entre Marguerite Duras et Madeleine Renaud. Sur ce mur là sera projeté, durant toute la pièce, un film (qui d'ailleurs avait déjà été utilisé pour une mise en scène ancienne de Langhoff). Film sans sens évident, plutôt comme des images à la suite qui n'ont pas forcément de rapport. Je m'interroge : pourquoi ? Pourquoi ces écritures sur les murs, pourquoi ces images d'éléphant, de singe, d'ouvrier, de banquise ? Et peu à peu, des réponses. Comme cet homme qui tourne autour de cet iceberg en avion, Lui cherche à comprendre l'être qu'il a en face, Elle. Lui cherche à briser la glace, mais n'y parviendra pas. Il y aura toujours quelque chose qui les sépare, ne serait-ce qu'un sentiment, un mode de pensée, un mode de vivre. Juste la vie. Comme ces ouvriers qui, peut-être, sont en train de construire un barrage, elle est innateignable pour Lui, qui a, en lui, cette Maladie de la mort.
On ne saura pas tout. Elle entre, avec la grâce qu'on lui connaît, la spontanéité et la légèreté qui est la sienne. Qui mieux que Suliane Brahim pour incarner La Femme ? Elle se sèche les cheveux, elle se déshabille puis se met au lit. Lui entre. Chemise blanche, pantalon noir, mains dans les poches, l'air triste, un peu anxieux, Alexandre Pavloff se place sur le devant de la scène côté cour, et commence son monologue. On comprend qu'il a payé cette femme pour voir, pour essayer d'aimer cet être si différent de lui, pour essayer de faire comme cela doit être. Elle a compris, assez vite, que Lui était différent. Que Lui était porteur de La Maladie de la mort, c'est-à-dire qu'il ne peut éprouver de sentiments pour cette femme et donc qu'il ne peut, en fait, pas vivre. Est-ce une difficulté à aimer une femme, ou à aimer tout court ?
C'est autour de ce thème que porteront les interrogations de Lui. L'abandon total de soi lors de l'acte d'amour semble ne pouvoir être atteint que par les femmes, et cela est sources de nombreux questionnements de la part de Lui. L'amour, le sexe, le désir, les sentiments, l'expression de ces sentiments sont autant de points qui troublent notre inconnu. Il ne semble pas comprendre ce qu'il a de différent, il tourne en rond, cela l'angoisse, de plus en plus, il craque, il pleure, mais Elle ne s'en inquiète pas. Elle dort. Elle dormira pendant toute la pièce, puis elle partira. Le texte de Duras est sublime. Je ne connaissais pas l'auteur et je suis tombée sous le charme de ses mots, de ses phrases chocs et pourtant simples, de sa vision du monde.
Alexandre Pavloff a tout à fait la carrure pour porter ce texte. Il est captivant, sans faire aucun geste, tout est dans le ton, la manière de dire, d'exprimer ce qu'il ressent. Il semble déchiré en entrant, et puis s'effondrer encore plus, tombé dans un gouffre à la mention de cette Maladie de la mort qui lui colle à la peau, qui est en lui, qui est Lui. Pourtant à plusieurs reprises il fera de nouvelles tentatives d'aimer, de désirer, de comprendre le corps qui est là, sur le lit près de lui. Mais un certain dégoût semble le gagner devant la jouissance de ce corps. Le corps, qu'il sépare même presque de l'âme. Je ne saurais parler assez bien du texte, l'ayant entendu pour la seule fois hier. Je laisse le soin à Alexandre Pavloff de vous convaincre, et il saura le faire.
On en ressort bouleversé et bourdonnant de questions. Le texte est profond et donne à réfléchir, porté au plus haut par ces acteurs, dont la seule voix permet de transmettre toute émotion. Une association Pavloff-Duras mortellement parfaite. Un beau moment de théâtre. ♥ ♥ ♥