Vaclav Havel, défenseur de l’individu et de la vérité
Publié Par Institut Coppet, le 19 janvier 2014 dans Histoire, LectureExtrait de « Le pouvoir des sans-pouvoir », essai écrit en 1978 par Vaclav Havek, deux ans après le lancement de la « Charte 77 ». Texte complet dans Essais politiques (Calmann-Lévy, 1989).
Idéologie officielle et mensonge généralisé
Le gérant d’un magasin de légumes a placé dans sa vitrine, entre les oignons et les carottes, la banderole : « Prolétaires de tous pays, unissez-vous ! »
Pourquoi a-t-il fait cela ? Ce faisant, que voulait-il communiquer au monde ? Est-il personnellement réellement enthousiasmé par l’idée de l’union des prolétaires de tous les pays ? Est-ce que son enthousiasme va si loin qu’il ressente le besoin irrésistible de faire connaître son idéal au public ? A-t-il vraiment réfléchi — ne serait-ce qu’une seconde — à la façon dont une telle union devrait se réaliser et à ce qu’elle signifierait ?
Je crois que l’on peut supposer à juste titre qu’au fond, l’écrasante majorité des marchands de légumes ne réfléchit pas au texte des banderoles exposées dans ses vitrines, sans parler même de savoir si elle veut par là communiquer quelque chose de sa vision du monde.
Cette banderole a été livrée par l’entreprise à notre marchand de légumes en même temps que les oignons et les carottes, et il l’a accrochée dans sa vitrine simplement parce que cela se fait depuis des années, parce que tout le monde le fait, parce que c’est comme ça. S’il ne l’avait pas fait, il aurait pu avoir des ennuis. On pourrait lui reprocher de ne pas avoir de « décoration » dans sa vitrine. On pourrait même l’accuser de déloyauté. Il l’a fait parce que cela fait partie des choses à faire si l’on veut s’en sortir dans la vie ; parce que c’est une des milliers de « bagatelles » qui lui assurent une vie relativement tranquille, « en harmonie avec la société ».
Comme on le voit, le contenu sémantique de la banderole accrochée est indifférent au marchand de légumes ; s’il la suspend dans sa vitrine, ce n’est pas parce qu’il désire personnellement communiquer sa pensée au public.
Cela ne signifie évidemment pas que son action n’ait ni motif, ni sens, ni que par sa banderole, il ne veuille rien communiquer à personne. Cette banderole a fonction de signe, et en tant que telle, elle contient un message précis, quoique dissimulé. Concrètement on pourrait le formuler ainsi : « moi, marchand de légumes X, je suis ici et je sais ce que j’ai à faire ; je me conduis comme on l’attend de moi ; on peut compter sur moi, il n’y a rien à me reprocher, je suis obéissant et c’est pourquoi j’ai droit à une vie tranquille ». Ce message a naturellement son destinataire : il est dirigé vers « le haut », vers les supérieurs du marchand de légumes et il constitue en même temps le bouclier derrière lequel le vendeur se protège contre d’éventuels dénonciateurs.
Par sa signification réelle, la banderole est donc directement ancrée dans l’existence du marchand de légumes, elle reflète son intérêt existentiel. De quelle sorte d’intérêt s’agit-il ?
Réfléchissons : si l’on ordonnait au marchand de légumes d’accrocher dans sa vitrine la banderole « J’ai peur, c’est pourquoi j’obéis sans restrictions », celui-ci ne se comporterait pas de manière aussi laxiste par rapport au contenu sémantique de la banderole, bien que, cette fois-ci, la signification réelle de la banderole soit complètement identique à sa signification dissimulée. Le marchand de légumes se refuserait vraisemblablement à placer dans sa vitrine une déclaration aussi peu ambiguë sur son humiliation, cela lui serait pénible, il aurait honte. C’est compréhensible : il est quand même un être humain et a donc le sentiment de la dignité humaine.
Pour que cette complication soit dépassée, sa déclaration de loyauté doit revêtir la forme d’un signe renvoyant, au moins au niveau superficiel du texte, à un degré supérieur de conviction désintéressée. Le marchand de légumes doit pouvoir se dire : « Mais c’est vrai, finalement, pourquoi les prolétaires de tous les pays ne pourraient-ils pas s’unir ? »
Le signe aide donc à dissimuler à l’individu les fondements « bas » de son obéissance, et donc les fondements « bas » du pouvoir. Il les cache derrière la façade de l’« instance supérieure ».
Cette « instance supérieure », c’est l’idéologie.
L’idéologie est un moyen apparent de relation au monde, qui offre à l’individu l’illusion qu’il est une personnalité identique à elle-même, digne et morale, et qui lui permet en même temps de ne pas l’être. L’idéologie est le simulacre de quelque chose de « sur-individuel », de désintéressé, qui permet à l’individu de tromper sa propre conscience et de masquer au monde et à lui-même sa véritable situation et son modus vivendi sans gloire. C’est une légitimation productive — et offrant une apparence de dignité — vers « le haut », vers « le bas », « de côté », envers les hommes et envers Dieu. C’est un voile sous lequel l’individu peut cacher son « abandon à l’étant », son aliénation et son adaptation à la situation donnée. C’est un alibi, utilisable par tous : du marchand de légumes qui peut masquer sa peur de perdre sa place sous le voile de son intérêt supposé pour l’union des prolétaires de tous les pays, jusqu’au plus haut fonctionnaire qui peut travestir son intérêt à se maintenir au pouvoir par son discours au service de la classe ouvrière.
La fonction initiale de l’idéologie — cette fonction d’alibi est donc de donner à l’individu, victime et soutien du système post-totalitaire, l’illusion qu’il est en harmonie avec l’ordre humain et avec l’ordre de l’univers.
Plus le champ d’action d’une dictature est petit, plus les différenciations de civilisation de la société sont restreintes, et plus la volonté dictatoriale peut se réaliser directement, et ce à l’aide d’une discipline plus ou moins « dénudée », donc sans « relation au monde » complexe et sans « autolégitimation ». Mais plus les mécanismes de pouvoir sont compliqués, plus les sociétés qu’ils contrôlent sont grandes et stratifiées, plus leur action historique est longue, plus alors le système doit intégrer les individus « du dehors », et plus grande est la signification que reçoit l’« alibi » idéologique dans leur champ d’action, comme une sorte de « pont » entre le pouvoir et l’individu, par lequel le pouvoir approche l’individu et par lequel l’individu parvient au pouvoir.
Pour cette raison déjà, on peut dire que l’idéologie joue un rôle extrêmement important dans le système post-totalitaire : ce mécanisme compliqué de composantes, de degrés, de leviers de commande et d’instruments de manipulation indirects, ne laissant rien au hasard et assurant de manière multiple l’intégrité du pouvoir, est tout simplement impensable sans l’idéologie, son « alibi » universel et l’« alibi » de chacun des membres du système.
Une guerre permanente contre la société civile et l’individu
Il y a un gouffre béant entre les intentions du système post-totalitaire et celles de la vie : alors que, dans son essence, la vie tend à la pluralité, à la variété, à l’autoconstitution indépendante et à l’auto-organisation, tout simplement à l’accomplissement de sa liberté, le système post-totalitaire exige au contraire monolithisme, uniformité et discipline.
Alors que la vie cherche à créer des structures « improbables » perpétuellement nouvelles, le système post-totalitaire impose au contraire les états les plus « probables ».
Les intentions du système trahissent le fait que sa substance la plus intime est son orientation vers lui-même, afin d’être toujours plus profondément et sans exception « lui-même », afin d’être ce qu’il est, et afin donc d’étendre toujours plus son rayon d’action. Ce système ne sert l’individu que dans la stricte mesure où cela s’avère nécessaire pour que l’individu le serve. Tout ce qui est « en plus », donc tout ce par quoi l’individu sort de sa place déterminée à l’avance, le système le considère comme une agression contre lui. Et il a raison : toute transcendance de cette espèce le nie comme principe. On peut donc dire que le but du système post-totalitaire n’est pas, comme il apparaît habituellement à première vue, la simple conservation du pouvoir dans les mains du groupe dirigeant ; ce phénomène social d’instinct de conservation est subordonné à quelque chose de « supérieur », à une sorte d’évolution propre au système : la « gravitation » du système. Quelle que soit la place qu’il occupe dans la hiérarchie de pouvoir, l’individu ne représente pas pour le système quelque chose « en soi », mais seulement quelqu’un qui se doit de porter et de servir cette « gravitation ». C’est pourquoi même sa soif de pouvoir ne peut s’imposer durablement que si elle est orientée de façon identique à la « gravitation ».
En tant qu’« alibi-pont » entre le système et l’individu, l’idéologie dissimule le gouffre entre les intentions du système et les intentions de la vie. Elle prétend que les exigences du système résultent des nécessités de la vie. C’est une espèce de monde de l’« apparence » qui est présenté comme la réalité.
Le système post-totalitaire poursuit l’individu de ses exigences presque à chaque pas. Il le poursuit bien sûr avec des gants idéologiques, c’est pourquoi la vie en son sein est tapissée de toutes parts d’un tissu de dissimulation et de mensonge. Le pouvoir de la bureaucratie est appelé pouvoir du peuple, au nom de la classe ouvrière, la classe ouvrière est asservie ; l’humiliation totale de l’individu est présentée comme sa libération définitive, la mise à l’écart de l’information est présentée comme l’accession à l’information, la manipulation opérée par le pouvoir comme le contrôle public du pouvoir, et l’arbitraire du pouvoir comme le respect du système juridique. La répression de la culture est présentée comme son essor, l’élargissement de la zone d’influence impérialiste est présentée comme le soutien aux opprimés, l’absence de liberté d’expression comme la plus haute forme de liberté, la farce électorale comme la plus haute forme de démocratie ; l’interdiction de la pensée indépendante est présentée comme la conception du monde la plus élevée, l’occupation comme aide fraternelle. Le pouvoir est captif de ses propres mensonges, c’est pourquoi il doit continuer à falsifier le passé, il falsifie le présent, il falsifie l’avenir. Il falsifie les données statistiques. Il feint de ne pas avoir un appareil policier tout-puissant et capable de tout, il feint de respecter les droits de l’homme. Il feint de ne persécuter personne. Il feint de ne pas avoir peur. Il feint de ne rien feindre.
L’individu n’est pas forcé de croire à toutes ces mystifications. Il doit cependant se conduire comme s’il y croyait ou au moins les tolérer en silence, ou encore être en bons termes avec ceux qui les opèrent.
Mais cela l’oblige déjà à vivre dans le mensonge.
Il n’est pas forcé d’accepter le mensonge. Il suffit qu’il ait accepté de vivre avec lui et en lui. Car par cet acte déjà, il conforte le système, il l’accomplit, il le fait, il est le système.
Nous avons vu que la signification réelle de la banderole du marchand de légumes n’est nullement liée à ce que le texte de la banderole énonce et que malgré tout, cette signification est parfaitement claire et compréhensible à chacun. Cela provient de la connaissance générale du code donné ; le marchand de légumes a déclaré sa loyauté par le seul moyen que le pouvoir social entende — et il ne lui restait pas d’autre solution s’il voulait que sa proclamation soit entendue : en acceptant le rituel réglementaire, en acceptant l’« apparence » comme réalité, en acceptant les « règles du jeu ». Par cette acceptation, bien entendu, il est entré lui-même dans le jeu, il est devenu joueur, il a permis que le jeu continue à se jouer, qu’il se poursuive, qu’il existe tout simplement.
Si l’idéologie est à l’origine un « pont » entre le système et l’individu « en tant qu’individu », elle devient en même temps, à partir du moment où l’individu s’engage sur ce pont, un pont entre le système et l’individu en tant que composante du système. Si, par son action vers l’extérieur, l’idéologie aide à l’origine à constituer le pouvoir en tant qu’elle représente son « alibi » psychologique, elle le constitue en même temps, dès l’instant où elle est acceptée, vers l’« intérieur » comme sa constituante directe : elle commence à fonctionner en tant qu’instrument principal de la communication rituelle à l’intérieur du pouvoir.
Toute la structure de pouvoir dont les ramifications « physiques » ont déjà été présentées ne pourrait exister s’il n’y avait pas un certain ordre « méta-physique » qui lie tous les éléments, les réunisse, et les subordonne à un genre unitaire d’« autojustification » du pouvoir. Cet ordre donne les « règles du jeu », c’est-à-dire les règles, limites et légitimités. Il est le système de communication fondamental et commun à l’ensemble de la structure de pouvoir, il l’intègre, il permet la compréhension interne. Il est une espèce de synthèse de « règles de circulation » et de « panneaux indicateurs », et assure au fonctionnement du pouvoir une forme et un cadre. Cet ordre « méta-physique » est la garantie de la cohésion interne de la structure de pouvoir totalitaire. C’est son ciment, son principe liant, l’accessoire de sa discipline. Sans ciment elle devrait — en tant que structure totalitaire — disparaître par la désintégration de ses atomes, qui rentreraient en collision en raison de leurs tendances et intérêts particuliers non régulés. L’ensemble de la pyramide du pouvoir totalitaire, privée de son ciment, devrait pour ainsi dire s’effondrer sur elle-même dans une sorte de collapsus de matière.
L’idéologie, en tant qu’interprétation de la réalité par le pouvoir, est finalement toujours subordonnée aux intérêts du pouvoir ; c’est pourquoi elle a une tendance naturelle à s’émanciper de la réalité, à produire un monde de l’« apparence », à se ritualiser. Là où existe une concurrence pour le pouvoir, et donc un contrôle public du pouvoir, il existe naturellement aussi un contrôle de ce pourquoi le pouvoir se légitime idéologiquement. Dans ces conditions, certains éléments correctifs interviennent toujours, empêchant l’idéologie de s’émanciper complètement de la réalité. Bien sûr, dans les conditions du totalitarisme, ces éléments correctifs disparaissent, et rien n’empêche donc plus l’idéologie de s’éloigner de plus en plus de la réalité et de se transformer au fur et à mesure en ce qu’elle est dans le système post-totalitaire : un monde de l’« apparence », un pur rituel, une langue formalisée privée de tout contact sémantique avec la réalité, un système de signes rituels qui remplace la réalité par une pseudo-réalité.
Bien sûr l’idéologie devient en même temps, comme nous l’avons vu, une composante et un soutien de plus en plus important du pouvoir, en tant que légitimation d’alibi et ciment interne. L’accentuation de cet aspect de l’idéologie et son émancipation croissante par rapport à la réalité donnent à l’idéologie une force spécifique réelle ; elle devient elle-même réalité, même si c’est une réalité sui generis, dotée à certains niveaux (et avant tout « à l’intérieur » du pouvoir) de plus de poids que la réalité en tant que telle : la capacité du rituel à supplanter la réalité devient plus importante que la vraie réalité qui se cache derrière. La signification des phénomènes ne résulte pas d’eux-mêmes mais de leur intégration conceptuelle au contexte idéologique. La réalité n’agit pas sur la thèse, mais la thèse sur la réalité. Le pouvoir se rapporte finalement plus à l’idéologie qu’à la réalité ; il puise sa force de la thèse, il en est totalement dépendant.
Paradoxalement, cela mène inévitablement à ce que la thèse, c’est-à-dire l’idéologie, arrête de servir le pouvoir ; c’est alors le pouvoir qui commence à la servir, comme si l’idéologie « dépossédait le pouvoir » et devenait elle-même dictateur. Il semble alors que la thèse, le rituel eux-mêmes décident des individus, et nullement les individus d’eux.
Si l’idéologie est la garantie principale de la cohérence interne du pouvoir, elle devient aussi une garante de plus en plus importante de sa continuité : alors que dans la dictature « classique » la succession est toujours un peu problématique (les candidats éventuels n’ont en fait pas de légitimation claire et en sont toujours réduits à une pure confrontation de pouvoir), le pouvoir dans le système post-totalitaire se transmet de manière beaucoup plus simple de personne en personne, d’équipe dirigeante en équipe dirigeante et de génération en génération ; dans le choix du successeur intervient un nouveau « faiseur de rois » la légitimation rituelle, la capacité de s’appuyer sur le rituel, de l’accomplir, de l’exploiter, de se laisser porter par lui « vers le haut ». Évidemment, même dans le système post-totalitaire, il existe une lutte pour le pouvoir, la plupart du temps même beaucoup plus brutale que dans une société ouverte (ce n’est pas une lutte ouverte, arbitrée par des règles démocratiques et soumise au contrôle public : c’est une lutte cachée, en coulisses ; jamais sans doute le secrétaire d’un parti communiste dirigeant n’a été remplacé sans que divers éléments de sécurité et de défense n’aient été au minimum en état d’alerte). Cependant — à la différence de la situation en dictature « classique » — la lutte pour le pouvoir n’est jamais de taille à mettre en danger le fondement même du système ni sa continuité. Elle peut tout au plus occasionner une secousse de la structure de pouvoir, laquelle se ressaisit cependant rapidement — justement parce que le nerf fondamental du pouvoir, l’idéologie, reste intact. Qui que soient le remplaçant et le remplacé, le processus s’effectue toujours sur le fond et dans le cadre du rituel commun, jamais dans sa négation.
Ce « diktat du rituel » conduit bien sûr à l’anonymat sensible du pouvoir ; l’individu se dissout presque dans le rituel, il se laisse entraîner par lui et bien souvent, il semble que ce soit le rituel lui-même qui hisse les individus de la pénombre vers les feux du pouvoir. N’est-il pas caractéristique du système post-totalitaire qu’à tous les niveaux de la hiérarchie de pouvoir, les personnalités soient de plus en plus supplantées par des individus sans visages, par des marionnettes, par des valets sanglés dans l’uniforme du rituel et de la routine du pouvoir ?
Ce mouvement automatique tellement déshumanisé et anonyme est l’une des dimensions de la « gravitation » fondamentale du pouvoir. On dirait que le diktat de cette « gravitation » sélectionne lui-même des individus sans volonté personnelle pour les structures de pouvoir, que ce « diktat de la phrase creuse » appelle au pouvoir des « phraseurs » comme la meilleure garantie du système post-totalitaire.
Les soviétologues occidentaux surestiment souvent le rôle de l’individu dans le système post-totalitaire, et ils ne voient pas que les personnes dirigeantes — en dépit du pouvoir considérable que leur donne la structure de pouvoir centraliste — ne font rien d’autre qu’accomplir le fonctionnement aveugle de la nécessité du système, nécessité dont ils n’ont pas et ne sauraient avoir conscience. Du reste, l’expérience nous montre amplement que la « gravitation » du système s’avère toujours plus forte que la volonté de l’individu. S’il advient qu’un individu manifeste une certaine volonté individuelle, il lui faut la dissimuler longtemps derrière l’anonymat du masque rituel pour avoir quelque chance de pénétrer dans la hiérarchie du pouvoir, et lorsqu’il s’impose dans cette hiérarchie et tente de réaliser sa volonté, tôt ou tard la « gravitation » le terrasse par son énorme force d’inertie et il est soit expulsé de la structure de pouvoir comme un corps étranger, soit obligé de renoncer progressivement à son individualité, de se confronter avec la « gravitation » et d’en devenir le serviteur, à peine différentiable de ses prédécesseurs et de ses successeurs (rappelons par l’exemple l’évolution de Husak ou de Gomulka). La nécessité de s’abriter constamment derrière le rituel et de s’y rapporter fait que souvent, même les représentants les plus éclairés de la structure de pouvoir sont, pour ainsi dire, « victimes de l’idéologie ». Ils ne font pas porter leur regard jusqu’au fond de la réalité « nue » et la remplacent toujours — même si ce n’est qu’au dernier moment — par la pseudoréalité idéologique (à mon avis, l’une des raisons pour lesquelles, en 1968, la direction de Dubcek n’a pas été à la hauteur de la situation est justement qu’elle n’est jamais parvenue, dans des situations de crise et dans les questions de « dernier recours », à se dégager complètement du monde de l’ « apparence »).
On peut donc dire que — en tant qu’instrument de communication à l’intérieur du pouvoir, ciment de sa cohésion interne — l’idéologie est dans le système post-totalitaire quelque chose qui dépasse le côté « physique » du pouvoir, qui l’assujettit dans une très large mesure et en assure donc la continuité.
L’idéologie constitue l’un des piliers de la stabilité interne du système, mais c’est un pilier construit sur les fragiles fondations du mensonge. C’est pourquoi elle ne s’avère efficace que tant que l’individu est disposé à vivre dans le mensonge.
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