"Le chasseur comprend-il la biche ? Il se contente de suivre les signes qu'elle laisse derrière elle..."

Publié le 18 janvier 2014 par Christophe
C'est l'un des enseignements que le personnage principal de notre roman du jour donne à ses disciples. Et, comme souvent, dans les polars, c'est effectivement un jeu de chasseur et de proie auquel nous assistons, mais, comme souvent également, savoir qui est le chasseur, qui est la proie, n'est pas évident... Mais l'originalité de notre roman du jour est double : "Fleurs de dragon", de Jérôme Noirez (en poche chez J'ai Lu), se déroule dans le Japon féodal de la fin du XVème siècle et le roman est classé en fantasy... Explications, avec, à la clé, un voyage fort dépaysant.

C'est la première année de l'ère Entoku (l'an 1489 de notre ère chrétienne) et le Japon traverse une période particulièrement mouvementée. Une terrible guerre civile agite l'archipel depuis plus d'une décennie et a déjà fait de gros dégâts. En témoigne l'état de la capitale, Kyoto, qui a subi bien des destructions.
Mais c'est surtout le pouvoir central du shogun, celui qui incarne le pouvoir central du Japon féodal, a perdu de son influence. Partout, hors de Kyoto, des clans se sont érigés en micro-pouvoirs, chacun faisant sa loi, s'opposant aux autres, déclenchant de nouveaux foyers de violences dans lesquels s'expliquent impitoyablement les samouraïs...
Ajoutez à cela des tensions religieuses croissantes, elles aussi, entre différentes sectes bouddhistes, qui cherchent à imposer leur lecture de la parole de Bouddha aux autres. La secte Ikko-Ikki a profité du chaos pour étendre son influence aux campagnes, tandis que la secte du Lotus, qui s'appuie sur un texte important, le Sutrâ du Lotus, affirme ses ambitions et commence à gagner du terrain, y compris au sein de la cour impériale.
C'est dans ce contexte pour le moins délicat que l'officier Ryôsaku, un des meilleurs enquêteurs sous les ordres du shogun, reçoit une invitation (convocation ?) de Yoshimasa. Celui-ci a été shogun, mais il a dû laisser sa place à son fils après une lutte de pouvoir, et a choisi de se retirer dans une résidence privée où il passe l'essentiel de son temps à prier...
Pourquoi cette invitation inédite ? Ryôsaku en est le premier surpris, jamais au cours de sa carrière, on ne lui a fait un tel honneur ! Disons-le tout net, il en est impressionné, lui qui n'a pourtant pas froid aux yeux... Ryôsaku ne se soucie guère de toute l'agitation que je viens d'évoquer, c'est un homme loyal qui remplira sans rechigner la mission qu'on voudra lui confier...
Et, cette mission, elle est de taille ! Yoshimasa lui apprend en effet que, depuis deux mois, des samouraïs sont assassinés dans tout le pays. Des samouraïs meurent alors que, partout, des seigneurs de guerre locaux essayent d'asseoir leur embryon de pouvoir, rien d'étonnant apparemment... Mais, les cas soulignés, déjà une demi-douzaine, par Yoshimasa ont de quoi intriguer...
Parmi leurs multiples blessures, des traces laissant penser qu'on les a tous étrangler avec un gros cordage... Et, dans leurs bouches, on a laissé un papier sur lequel sont inscrits des extraits du Sutrâ du Lotus, que j'ai évoqué plus haut... Pas vraiment habituel sur des corps de samouraïs tués au combat dans des escarmouches entre clans adverses...
Et Yoshimasa de demander à Ryôsaku de tout mettre en oeuvre pour que cessent ces crimes et que l'assassin soit mis au plus vite hors d'état de nuire... Ryôsaku accepte bien sûr cette mission, mais il ne l'accomplira pas seul : à la demande de l'ancien shogun, il sera accompagné, ou plutôt escorté, par Kenji, Sôzô et Kaoru...
Qui sont ces trois-là ? De jeunes samouraïs en herbe dont la conduite leur a valu d'être punis... Kenji est le bagarreur des trois, Sôzô préfère jouer de la musique plutôt que se battre, tandis que Kaoru, parmi ses défauts, a un fort penchant pour la gent féminine... Les voilà travaillant à l'embellissement de la résidence de l'ancien shogun, en attendant mieux. Yoshimasa compte sur Ryôsaku pour les remettre sur le droit chemin, ou du moins, leur faire comprendre l'essence de la fonction de samouraï...
Ils vont être surpris de voir qui sera leur nouvel instructeur... Car, Ryôsaku est un enquêteur hors norme : il ne porte pas de sabre mais est toujours muni d'un curieux maillet en bois avec lequel il n'hésite pas à frapper les têtes qui passent à sa portée... Il se frappe même souvent lui-même pour aider à la réflexion... Inutile de vous dire que les trois jeunes samouraïs n'ont pas fini de subir le châtiment du maillet, en particulier Kaoru.
C'est cet étrange équipage qui va partir sur les routes japonaises, suivant le chemin sanglant tracé par un étrange tueur de samouraïs... Ryôsaku va devoir gérer ses trois turbulents adjoints tout en essayant de flairer la piste de la biche qu'il veut dénicher, pour revenir à notre phrase de titre, à ce précepte édicté par Ryôsaku...
Une enquête qui va les mener dans une province reculée, auprès d'un de ces nouveaux chefs de guerre qui cherche à s'émanciper de la tutelle centralisée du shogunat. Difficile, alors, d'imposer ses prérogatives sans fâcher le maître des lieux, homme prompt à la colère, épaulé par un soldat aussi zélé que violent...
Je n'en dis pas plus, vous de découvrir cette enquête difficile et dangereuse, dans laquelle il va falloir à Ryôsaku mettre en action tout son savoir-faire d'enquêteur, mais aussi sa capacité à déléguer à ses trois acolytes qui, de leur côté, vont connaître l'épreuve du feu et y laisser sans doute une part de leur insouciance pour réaliser ce que représente leur statut de samouraï.
Un mot de cet étrange Ryôsaku... Enquêteur hors-pair, je vous ai parlé de son "tic", avec ce maillet, qui a une signification particulière, tout comme le fait qu'il ne porte pas de sabre. Tout cela, je vous le laisse découvrir, cela se révèle au fil de l'histoire. Mais, ce qui caractérise aussi Ryôsaku, c'est son intelligence, son intuition et sa capacité de raisonnement...
Ces qualités sont fort développées chez lui, le plaçant au rang de grands enquêteurs littéraires que sont les Holmes, les Poirot, les Cadfael, etc. Avec, bien sûr, tout un contexte culturel et historique qui le conditionne et en fait un personnage assez mystérieux et sombre. Car, si Ryôsaku est le fruit de traditions séculaires et de croyances profondément ancrées, il sait, dès qu'il s'agit de faire son métier, faire la part des choses...
Une réflexion qui nous amène à cette question : pourquoi "Fleurs de dragon" (je vous laisserai découvrir le sens de ce titre, à plusieurs niveaux, me semble-t-il) est-il publié par J'ai Lu dans sa collection de fantasy ? Pour être franc, je me suis posé la question jusqu'à la dernière page, et je pense qu'il faut le préciser aux amateurs pur et dur de fantasy, cette classification risque de vous laisser sur votre faim...
Entre la fin de cette lecture et la rédaction de ce billet, j'ai donc pris le temps de réfléchir à ce thème. "Fleurs de dragon" pourrait parfaitement être rangé simplement parmi les polars historiques. Pourtant, l'intrigue baigne dans une ambiance très particulière, décalage sans doute lié en partie à la différence d'époque et de culture entre les nôtres et celles du livre.
On pourrait lui trouver un côté fantastique, qui pourrait rappeler un "Chien des Baskerville", par exemple... Tout est dans la suggestion et n'ont dans le recours à la magie ou aux créatures... Et pourtant, après avoir retourné la question, j'ai fini par accepter ce choix de ranger "Fleurs de dragon" en fantasy.
Le roman est habité par des croyances religieuses qui, au Japon, n'évoquent pas forcément une transcendance, comme notre catholicisme, par exemple, mais un lien étroit entre l'homme et une nature, incarnée par des esprits, omniprésents au quotidien et qu'il faut bien prendre soin d'honorer et de respecter pour ne pas risquer de se les mettre à dos.
Kaoru, définitivement celui des trois jeunes samouraïs à avoir le plus de défauts, est d'une superstition maladive et sa relation aux esprits et créatures de la nature engendre chez lui une frousse viscérale, qu'il exprime régulièrement au cours du voyage, dont, une fois, en particulier, où il cède carrément à la panique.
Voilà où se trouve, pour moi, la dimension "fantasy" de ce très bon polar historique. Dans l'imprégnation du contexte de ces croyances et dans ce lien aux multiples créatures de la nature et aux esprits, on retrouve sans doute le label fantasy. Noirez joue d'ailleurs avec l'ambiguïté entre récit réaliste et récit fantastique, tant on se demande ce qui se cache derrière les meurtres étranges sur lesquels enquête Ryôsaku. Et, dans cet aspect-là, c'est très réussi... Et cela réserve encore des surprises, en vue de la prochaine aventure de Ryôsaku...
Voici un livre à conseiller aux lecteurs de polars qui n'ont pas à craindre l'intrusion trop importante de la fantasy, mais aussi aux lecteurs de fantasy qui aimeraient faire un essai dans le polar, mâtiné d'une atmosphère pleine d'étrange et de merveilleux. On plonge aussi dans ce Japon féodal qui en fascine beaucoup et, bien sûr, il y a des scènes d'action très bien menées, avec de mémorables combats au sabre.
J'ai voyagé dans ces décors exotiques, au milieu de ce pays si différent du mien, au milieu de personnages mus par une notion d'honneur qui peut sembler obsolète à nos yeux contemporains (en tout cas, qui n'est certainement pas dans le logiciel de bien de nos actuels congénères...) mais qui est aussi au coeur de cette affaire...
Les motivations et les réactions des personnages sont forcément influencées par cette culture tellement différente de la nôtre. Et l'on mesure à quel point ces conventions sociales obligent un Ryôsaku, par exemple, simple fonctionnaire shogunal mais représentant légitime d'un pouvoir à la recherche de son aura passée, à marcher sur des oeufs.
Puissant, il l'est, en théorie, mais face à tous ces chefs qui ambitionnent de se substituer au pouvoir central, il se doit d'être prudents et de ménager toutes les susceptibilités... D'autant plus difficiles quand, dans les usages, il est bon de ne pas s'imposer chez autrui... A Ryôsaku de se montrer assez convaincant pour que son autorité ne passe pas pour une impolitesse impardonnable... Qui risquerait de lui valoir de sérieux désagréments...
Noirez mène très bien sa barque, on s'attache à ces personnages, Ryôsaku, son passé et ses lubies, et les trois garnements qui, derrière des défauts de jeunesse, cachent un coeur pur et une vraie loyauté... Il leur reste du boulot à accomplir car, de cette enquête aux ramifications plurielles, est sortie un mystère peut-être plus grand encore. Et on sent que l'enquête qui se profile sera encore plus dangereuse mais qu'elles devraient aussi réserver sont lot d'apprentissage pour les trois jeunes samouraïs...
Et cette suite, déjà en poche toujours chez J'ai Lu, mon petit doigt me dit qu'on devrait en parler prochainement sur le blog !