A ma génération, et a fortiori, à celle d'Alexandre Voisard, né en 1930, on côtoyait tout au plus ses grands-parents. Et encore. Pour sa part, il a encore eu la chance d'avoir deux grands-mamans et un grand-papa.
Jamais, dans la tribu familiale des Voisard, on ne parle du grand-père "qui eût fait le compte de ce qui va par deux pour le meilleur comme pour le pire des vies humaines". Pourquoi ne parle-t-on pas de Jacques Louis dit Louis Voisard, "ce drille de piètre mémoire, ce bougre d'individu, ce loustic insaisissable"?
Il a pourtant bel et bien existé, puisqu'il reste de lui un "Livret de service établi par le bureau de recrutement de la Légion Etrangère" et une photographie de groupe, prise au tournant du XXe siècle, celle de la fanfare de Porrentruy où il figure avec ses quatre fils.
Partir en quête de ses origines est chose naturelle. Alexandre Voisard, dont le creuset familial ne va pas au-delà de la génération précédant ses parents a au moins voulu dresser le "portrait de cet ancêtre qui n'était jusque-là que fantôme reclus en la prison de l'innommé", pour lui-même mais aussi pour ses enfants et leurs enfants à qui il dédie ce livre.
Louis Voisard est né en 1867, le 23 janvier, à Fontenais, dans une famille pauvre - le père n'a pas de travail tous les jours et complète son ordinaire en cultivant son jardin et en s'approvisionnant de bois en forêt.
Louis, quoique doué, est un enfant plutôt dissipé en classe et plutôt porté sur le larçin, ce qui lui vaut quelques punitions.
Après l'école obligatoire, il accomplit des petits boulots avec ardeur, mais, avec des compagnons de bringue, il court les filles et boit sans soif. Cependant, il acquiert alors des compétences multiples qui vont lui servir sa vie durant, notamment en horlogerie, en soins des chevaux, en culture du jardin, en musique - il a hérité d'un cornet qui va le suivre partout.
La vie de Louis n'est pas un long fleuve tranquille. Après avoir été déniaisé par une prostituée, il séduit une jeune fille, Marie, de trois ans son aînée, qui tombe enceinte. Il doit réparer et l'épouse. Au cours d'une dispute entre les deux jeunes époux, Marie fait une chute accidentelle dans un escalier et meurt avec l'enfant qu'elle porte.
Louis s'enfuit après l'enterrement et se rend en France. Chemin faisant il rencontre un fripier, Léon, qu'il aide à vendre sa marchandise sur un marché. Ce dernier n'a toutefois pas suffisamment de travail pour le garder avec lui. Il lui trouve un logement pour une semaine dans une auberge d'Audincourt. Pendant des semaines, il y devient le factotum de la patronne, Emma, dans les tâches domestiques et même au lit...
Un jour, un des clients de l'auberge, Ariste, l'informe que des fabriques ouvrent dans le coin. Après essai concluant, il est embauché dans l'une d'elles, une fabrique horlogère, et, peu à peu, il prend ses distances avec Emma, qui finit par le mettre dehors, parce qu'il n'est plus d'accord pour lui donner la moitié de ce qu'il gagne...
Au cours d'une bagarre, lors d'une virée à Montbéliard, il est blessé au pouce et ne peut plus travailler à la fabrique. Il s'engage alors dans la Légion Etrangère pour cinq ans avec un de ses compagnons de bringue, Hansi, un Alsacien. Après un périple en France, ils sont envoyés tous deux par bâteau en Afrique du Nord, à Sidi Bel Abbès.
A la Légion, son surnom d'"Oiseau de Hasard" lui est donné par un commandant qui l'a pris comme palefrenier pendant le rétablissement du titulaire qui s'est luxé l'épaule - il avait de même assuré l'intérim du service de clairon en l'absence de l'attitré. Quand le commandant lui a demandé comment il s'appelait, Louis a dit Ouasard, car c'est aini que l'on prononce les v dans son village:
"Alors, toi, mon gaillard, on peut dire que tu es un Oiseau de Hasard."
C'est à la Légion encore qu'il apprend comment on soigne les chaudes-pisses...
Ayant attrapé la fièvre jaune il est rapatrié à Marseille, d'où il déserte pour retourner en Helvétie, après trois ans d'absence.
Bis reptita placent, il est surpris par Madame Marchand qui emploie Cécile comme domestique, pendant qu'il la lutine dans la cave. Louis prend une nouvelle fois ses responsabilités et épouse la jeune femme déshonorée... Mais ce mariage ne sera pas plus heureux que le premier et la fin du pauvre Louis sera tragique.
Jacques Louis dit Louis aura donc eu plusieurs vies, au moins trois selon l'auteur, que les grandes lignes de sa vie rappelées ci-dessus ne font qu'esquisser. Car Louis Voisard aura été tout à la fois "mauvais époux et piètre papa, horloger, musicien, légionnaire, déserteur, bûcheron, fripier, domestique, oiseleur, palefrenier, guignol et bon samaritain".
Son petit-fils a dessiné avec ce livre le portrait d'un personnage contradictoire - mais ne le sommes-nous pas tous, peu ou prou - qui dévoile "vaguement confondus les vices et valeurs masqués par les contradictions d'une existence sempiternellement à cheval entre égoïsme et générosité, entre dévouement et vilenies, exaltation et mauvais sort, exubérance et abattement."
Au-delà de ce portrait nuancé d'un homme, toute une époque est restituée et cette restitution nous permet de mesurer à quel point les moeurs ont changé en l'espace d'un peu plus d'un siècle...
Francis Richard
Oiseau de Hasard, Alexandre Voisard, 208 pages, Bernard Campiche Editeur