Après avoir trouvé où est Gustave, nous allons nous livrer à une dernière spéculation, quelque peu théorique : comment voit-il ?
Nous avons remarqué que dans la composition, les joueurs sont mis en balance avec le buveur, à équivalence de poids : le thème du jeu est donc aussi important que celui de la boisson.
Si Caillebotte a empilé quatre soucoupes, s’il a mis quatre boules aux lustres, s’il a ajouté son manteau à côté des trois chapeaux, c’est peut être pour nous faire comprendre qu’il faut prendre en compte quatre joueurs, même si jusqu’à maintenant le peintre a fait le mort.
Les quatre joueurs
Un joueur vu de face (calculant) et un vu de dos (attendant), se livrent à un jeu non identifié, dans la salle virtuelle qui s’ouvre derrière le miroir.
Maintenant nous pouvons en rajouter deux autres :
un peintre (actif) face à son modèle (contemplatif),
se livrant à autre jeu que nous pourrions appeler :
une partie de peinture.
La vision télescopique
D’où il est placé, si Gustave veut observer l’extérieur, il n’a qu’à tourner son regard vers la droite, en direction de la porte.
Bien au contraire, il choisit de restreindre son champ de vision, autrement dit l’espace du tableau, à une zone étroite autour de son modèle et du miroir situé derrière.
Et c’est au travers d’une succession de filtres que la lumière extérieure va lui parvenir, reconstruite, telle celle d’une étoile au travers des trois chambres d’une longue-vue.
La salle du fond
Entrant par la vitre au fond du second café virtuel (A » sur le plan), la lumière d’abord ne rencontre personne : il n’y a dans cet espace qu’un mur gris et un lustre. C’est un lieu sans sujet regardant ni pensant, où règne la réflexion purement physique, spéculaire.
D’un point de vue objectif, nous pouvons l’appeler la « chambre des miroirs ». D’un point de vue subjectif, Gustave, lui, pourrait la nommer la « chambre de mon oeil« .
Le salle du milieu
Poursuivant son chemin au travers du miroir, la lumière entre dans le premier café virtuel (A’), et y trouve les deux joueurs. C’est un lieu voué à la réflexion spéculative, qui combine et prévoit. On peut l’appeler la « chambre du calcul » ou encore, pour Gustave : la « chambre de ma cervelle« .
Le salle de devant
Enfin, à travers l’autre miroir, la lumière fait son entrée dans la salle réelle. C’est la « chambre du tableau » ou, pour Gustave, la « chambre de ma main« .
Le peintre dans le tableau
- Dans L’Absinthe, en identifiant sa signature et sa position physique dans le café, Degas se présentait comme un peintre à l’intérieur du tableau : mais c’était de manière discrète, en tant qu’observateur assis, non intrusif, au regard en biais par rapport à celui des personnages.
- Dans Dans un Café, Caillebotte est debout en face de son modèle, à égalité de stature, en vue frontale : et ici c’est le modèle qui détourne le regard. Quant à la signature, elle ne désigne plus l’emplacement du peintre, mais la source de la lumière.
Au Café Degas, le peintre garde sa distance.
Au Café Caillebotte, il s’implique, dans une double identification
avec son modèle et avec la lumière.
Regarder, jouer
Dans L’Absinthe, Degas agitait le thème du Café comme lieu de perdition.
Ici, marginalisée, la boisson ne joue qu’un rôle très secondaire. Le Café est valorisé comme un lieu d’observation privilégié, un balcon sur le monde.
Celui que nous avons appelé le « buveur » ne boit pas avec sa bouche :
il boit du regard.
Le Café est aussi un lieu où on joue : et Caillebotte nous suggère que la confrontation de l’artiste et de son modèle, de part et d’autre du tableau, est comparable à celle de deux joueurs autour d’une partie, mélange d’intuition, de calcul et de rivalité.
Le dispositif qui nous est présenté, avec ses miroirs et ses dorures, va bien au delà d’un simple jeu optique destiné à déconcerter le spectateur : c’est un véritable démonstrateur, un analyseur, par lequel Caillebotte nous explique, en décomposant, ce que peindre veut dire.
Pour peindre, il ne suffit pas de regarder le monde directement. Il faut le reconstituer, grâce à ces trois filtres subjectifs que sont l‘oeil, la cervelle et la main de l’artiste. A chacun des filtres correspond une modalité différente de ce qu’on appelle « réflexion » :
- la réflexion optique,
- la réflexion intellectuelle,
- le réflexe, autrement dit la pensée incorporée dans l’habileté de la main.
Etincelante réflexion sur la réflexion, Dans un Café constitue la tentative la plus ambitieuse de Caillebotte pour réaliser ce paradoxe qui hante plusieurs de ses oeuvres :
comment faire advenir, dans l’intérieur, l’extérieur.