7 Dans un Café : où est Gustave ?

Publié le 18 janvier 2014 par Albrecht

Comme dans tout tableau comportant un miroir, se pose la question « où est le peintre ? ».

La réponse nécessite une analyse précise de cette perspective singulièrement tarabiscotée, et va nous entraîner dans des réflexions en abyme.

Les reflets

A la différence des reflets brouillés de Degas, ceux de Caillebotte sont d’une netteté géométrique. Le miroir reflète sans déperdition, c’est la condition nécessaire pour montrer le second miroir qui se  reflète à l’intérieur du premier, et reflète lui-même à son tour la lumière de la terrasse.

Le buveur et son double

Dans un premier temps, le spectateur se laisse impressionner par la carrure du buveur,  qui barre la route à toute analyse : et son reflet,  à sa gauche, apparaît juste comme un effet servant à renforcer  cette présence, dans une sorte de dédoublement à la Dupond et Dupont.

Un jeu de miroirs

C’est seulement dans un second temps que l’oeil commence à appréhender la toile dans sa profondeur, et réalise que le sujet principal du tableau pourrait bien être, non pas le buveur, mais le jeu de miroirs lui-même. Nous sommes alors invités à pénétrer dans une sorte d’attraction optique, truffée  d’indices visuels tantôt mis en évidence, tantôt dissimulés, pour nous aider ou pour nous perdre…

Le porte-chapeaux

On comprend vite que les deux chapeaux sont accrochées à une tringle fixée sur le second miroir, ce qui explique leurs reflets très rapprochés. La tringle se poursuit sur la droite, devant le store,  confirmant que l’ouverture est elle-aussi un reflet, vu dans ce second miroir.

Comme la tringle du porte-manteau se superpose visuellement aux supports du second lustre, les ferrures dorées, les quatre boules blanches et les quatre « chapeaux » noirs se mélangent en une sorte d‘objet composite, rendu possible seulement dans l’espace virtuel des miroirs, qui abolit les distances.

Banquette et manteau

En masquant derrière la banquette la moulure du bas du miroir, Caillebotte nous empêche de distinguer du premier coup d’oeil ce qui est cloison et ce qui est reflet. Il nous oblige à réfléchir mais nous donne tout de même un indice  : le bas du manteau passe devant la banquette, ce qui prouve que la cloison à laquelle il est accroché ne peut pas être un miroir.

Manteau et chapeaux travaillent donc de concert pour discriminer le mur et le miroir.


La veste du buveur

Les vestes d’homme se boutonnent pan gauche sur pan droit, et la poche de poitrine est à gauche.

C’est ce que nous constatons sur la veste de l’homme debout dans La partie de bézigue,  et sur la veste du buveur. Ce qui nous confirme que ce dernier n’est pas  un reflet dans un miroir : à la différence des joueurs, c’est bien un personnage réel qui se dresse, en chair et en os, en face du peintre.

Le point de fuite


Les fuyantes des deux tables du premier plan donnent un point de fuite situé en haut du reflet du chapeau melon du buveur. Ce point de fuite est également cohérent avec les reflets des trois chapeaux dans le miroir (Il ne faut pas tenir compte de la ligne qui semble être le bord gauche de la table du buveur, et correspond en fait au contour en accolade du dossier de la chaise).

Le peintre serait donc situé face au buveur, un peu plus haut que lui : celui-ci lui fait  presque complètement écran, mais on devrait au moins voir l’oeil et le front de Gustave dépassant au dessus du reflet du chapeau-melon.

Abymes absents


Le principal problème de ce point de fuite n’est pas l’absence du reflet de Gustave : il tient au fait que, si la pièce est symétrique et si les miroirs sont face à face sur les murs opposés, on devrait avoir une construction en abyme, une multiplication à l’infini des reflets du buveur et des joueurs.

Un second point de fuite ?


Un autre point de fuite est possible : si on suppose toujours que les deux miroirs sont face à face sur les murs opposés de la pièce, on peut tracer une fuyante reliant les deux points où la moulure dorée coupe le haut de la banquette. De même, si les lustres sont également symétriques, on peut tracer une autre fuyante passant par le centre des lustres. L’intersection de ces deux lignes donne un point de fuite en haut à droite du tableau, confirmé par le bord gauche de la table des joueurs.

Gustave parmi les joueurs ?

Comme ce point se trouve à l’aplomb  de la signature, il est tentant, un instant , de penser que Gustave pourrait bien se dissimuler dans l’un des joueurs, mais lequel  :  celui de dos, qui regarderait la scène dans le miroir en face de lui ?  Ou celui de face, qui au lieu de jouer serait en fait en train de dessiner, le coude sur la table…

Mais ce point de fuite est  trop haut pour identifier le peintre avec l’un ou l’autre joueur. Par ailleurs, il conduirait à conclure que Caillebotte a délibérément truqué la perspective, avec un point de fuite différent pour l’espace réel, en avant du miroir, et l’espace virtuel, en arrière. Il doit y avoir une autre explication…

Une zone anormale


Sur la première cloison, derrière le buveur, il existe une zone moulurée intermédiaire – là ou est accroché le manteau -  entre le panneau du lustre et le miroir. Alors que sur la cloison grise, derrière les joueurs, le miroir jouxte directement le panneau du lustre.


Une perspective faussée ?

Ce décor  est-il vraiment composé de bric et de broc, en prenant des libertés avec la perspective ?  Manet le fera deux ans plus tard sans vergogne, dans un tableau directement inspiré de celui de Caillebotte.

Manet, Le Bar des Folies Bergères
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On y voit :

  • une perspective sans point de fuite,
  • le reflet de la serveuse incohérent avec celui des bouteilles,
  • un reflet impossible : celui d’un homme qui lui conte fleurette, et qui existe uniquement dans le miroir.

Anomalies ou  dissymétries

En fait, les « anomalies » chez Caillebotte – double point de fuite, cloisons différentes – n’en sont que parce que que nous avons supposé que les deux parois de la salle étaient symétriques.

Pour éviter la composition en abyme, il y avait une solution très simple, et c’est celle que Caillebotte a retenue :

ne pas mettre les miroirs face à face, mais en quinquonce !


Reconstitution de la salle

Une fois acceptée l’idée que la salle n’est pas symétrique, il n’est pas trop difficile de tracer un plan cohérent avec ce que le tableau nous montre (et aussi avec ce qu’il nous cache).

Dans cette représentation, chaque miroir se comporte comme une fenêtre ouvrant sur une deuxième salle. Ainsi, l’espace virtuel  correspondant à la réflexion dans le premier miroir donne, en plan, une salle  A’ symétrique de la salle principale. L’espace correspondant à la réflexion dans le second miroir donne une salle A », symétrique cette fois de la salle A’. La diminution de la taille des objets, dans les miroirs successifs, traduit cet éloignement au  travers d’espaces virtuels successifs.

La topographie de la salle est la clé qui nous manquait pour répondre aux petites énigmes que Caillebotte nous soumet.

Les reflets des personnages

Le point de fuite de gauche explique parfaitement la position du reflet de la tête du buveur, à sa gauche.  Il explique aussi que les reflets des têtes des joueurs sont absents, si on admet que les joueurs ne sont pas face à face, mais en quinquonce : dans ce cas le reflet du joueur vu de dos (6 sur le schéma) se trouve en hors champ, et celui du joueur vu de face (7 sur le schéma) est masqué par les deux joueurs.

Les reflets des chapeaux

En revanche, Gustave s’est trompé sur un seul point : comme le point de fuite est décalé sur la gauche, le reflet apparait toujours à gauche de l’élément réel : ainsi celui  de chaque chapeau devrait se trouver à gauche, et pas à droite du chapeau réel.
Les deux seules anomalies résiduelles sont mineures : l’absence du reflet du front de Gustave, et  l’inclinaison du bord gauche de la table des joueurs.

Où est l’ouverture ?

La lumière du fond n’est pas un trucage perspectif,  elle correspond bien à une ouverture réelle, qui se trouve à droite du buveur.


Qu’est ce qui fait contrepoids à l’alcool ?

Nous avons observé que le tableau est composé comme une balance, les poids lourds à gauche (le verre et le buveur), les poids légers à droite (la cigarette et les joueurs).

Dans la  pièce réelle, le verre d’alcool et la porte lumineuse encadrent le buveur, sur le même cloison. Mais  par la magie des miroirs, ils se trouvent projetés aux antipodes, aux deux bouts de la diagonale montante.

Ce qui fait contrepoids à l’Alcool, c’est la Lumière…


Trois ans après les Raboteurs de parquet, Caillebotte reproduit, mais cette fois dans un espace virtuel, la même composition  : au fond la lumière, au premier plan la bouteille de vin et le verre. Comme si, dans son imaginaire, lumière et alcool se trouvaient indissolublement liés.

  • Dans les  Raboteurs de parquet, ils s’opposaient de manière manichéenne, divinité lumineuse contre idole sombre, échappée vers le dehors contre pulsion vers l’alcool.
  • Dans Dans un Café, on ressent plutôt une complémentarité : le soleil illumine les extérieurs, mais lorsqu’il s’agit d’éclairer l’intérieur des êtres, c’est l’alcool qui prend la relève. Les deux substances sont deux principes d’éveil, d’initiation à la vérité des chose. Nous sommes sur le fil du rasoir, à l’équilibre entre deux divinités bénéfiques mais dangereuses, l’une qui aveugle, l’autre qui rend fou.

Le Café Caillebotte,

avec son stores et ses miroirs qui régulent le flux de lumière,

avec ses soucoupes qui comptent les verres d’alcool,

pourrait bien être une machine à acclimater les excès.


A qui appartient le manteau ?


Le manteau n’appartient pas nécessairement aux joueurs. Certes, il est accroché à côté d’eux (N°9 sur le plan),  mais cet emplacement se trouve situé juste derrière le peintre.

Probablement est-ce une coquetterie de Gustave : à défaut de nous laisser voir son reflet dans le miroir, du moins nous montre-t-il son manteau.


Que regarde le buveur ?


Ce que le buveur regarde, ce n’est pas le peintre : il porte les yeux un peu  plus à gauche, vers la table des joueurs, qui se situe en fait tout près de lui.
Il peut  ainsi observer simultanément trois choses :

  • en premier lieu, étant debout, il peut suivre facilement la partie par dessus l’épaule du joueur de dos ;
  • en deuxième lieu, il peut utiliser le miroir pour suivre la partie du point de vue de l’autre joueur, celui qui est vu de face ;
  • en dernier lieu, il lui suffit de lever un peu le regard au dessus de la table de jeu pour voir, toujours dans le miroir, tout nouveau client entrant dans le café.

Loin de truquer la perspective, Caillebotte a au contraire mis en place très scrupuleusement les éléments du décor, de manière à ce que le réalisme physique soutienne et renforce le contenu symbolique.

Toute la mise en scène a pour effet de placer le « buveur » dans une position très exceptionnelle, privilégiée, surplombante, d’où il peut détecter le moindre mouvement, aussi bien dans le monde en réduction que constitue la partie, que dans l’espace extérieur. En cela, il se trouve dans la même situation que les observateurs au balcon peints par Caillebotte la même année (voir Un culte à la lumière).

Jouissant de cette vision panoptique, notre colosse moustachu n’a plus rien à voir avec un soûlographe.  Guetteur plutôt que buveur, dominant les passions plutôt que dominé par elles, pourquoi ne pas y voir une sorte d’ange débonnaire, descendu boire un petit verre au comptoir ? Depuis Wim Wenders, nous savons bien que  les anges ont soif.