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La bibliothèque du professeur Blequin (4)

Publié le 16 janvier 2014 par Legraoully @LeGraoullyOff

Ce n’est pas un secret, j’aime beaucoup les livres ; c’est pourquoi j’ai décidé de vous parler régulièrement des livres que j’ai lus ou relus. Gardez bien à l’esprit que mon avis en vaut largement un autre…

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Julien Péluchon, Formications, Seuil, 2006 : Je vous avais déjà présenté Julien Péluchon au travers de son second romain publié à ce jour, Pop et Kok, je ne vous avais pas parlé du premier. D’abord, les formications, c’est quoi ? C’est ce que vous avez quand vous dites que vous avez des « fourmis dans les jambes » : John, le « héros » de ce roman en est régulièrement atteint et elles sont autant de manifestations des pulsions que ce misanthrope connait au cours de sa brève existence ; brève car, si vous avez peur de ne pas vous identifier à ce personnage antipathique, rassurez-vous, vous n’en aurez pas le loisir car il doit mourir à 30 ans. Qui sait ce que peut faire un homme qui attend peu de la vie quand il connait la date de sa mort ? On pourrait affirmer que Julien Péluchon a tenté de répondre à cette question, mais ce serait une facilité : John n’est pas une abstraction mais un personnage à part entière, à la personnalité absolument unique, et son parcours, marqué notamment par une carrière d’acteur qu’il embrasse avec succès tout en n’ayant que mépris pour le métier, n’a rien de commun avec le parcours que le lecteur imaginerait être le sien dans de telles circonstances. S’il faut vraiment exprimer une généralité sur ce roman, on se contentera de dire que Péluchon réinvente la tragédie grecque en réinvestissant le thème du héros qui fonce de lui-même vers l’accomplissement inexorable de son destin tout en croyant y échapper. Ce premier roman est un peu moins abouti, stylistiquement parlant, que Pop et Kok, ce qui prouve d’ailleurs que le talent de l’auteur ne cesse de s’affirmer, mais Formications n’en est pas moins plaisant à lire, tant le sens de la formule de l’auteur fait merveille, et ce malgré la cruauté du propos qui n’est pas la marque d’une quelconque complaisance de l’auteur dans l’horreur mais bien la preuve de la fertilité de son imagination débridée : on n’est pas loin de Boris Vian. 

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Quino, Mafalda, intégrale, Glénat, 2014 : Pendant neuf ans, de 1964 à 1973, l’argentin Quino a dessiné, jour après jour, les aventures d’une fillette apparemment semblable à toutes les autres mais douée d’une lucidité hors du commun pour son âge ; Mafalda (car c’est bien elle) est consciente de l’injustice et de la misère qui règnent en ce bas monde et ne s’en accommode pas : du haut de ses six ans, elle crie son dégout, son refus, et ça éclate littéralement à la figure de ses parents auxquels elle ne pardonne pas d’avoir tout abdiqué en échange d’un semblant de bonheur mesquin. De ce fait, tout en ne représentant qu’une infime partie de l’œuvre de Quino, qui a aujourd’hui soixante ans de carrière derrière lui, Mafalda ne pouvait que durablement marquer les mémoires, justifiant le choix de Gléant de rééditer l’intégrale de ses coups de gueule qui, bien que liés au contexte politique de l’époque, n’en ont pas moins gardé toute leur fraîcheur et toute leur force : rester intemporel tout en surfant sur l’écume des jours, c’est l’apanage des génies, ça, m’sieur ! Je vous prie de croire qu’on rit toujours autant au bout de quinze lectures, Quino n’étant pas seulement un dessinateur talentueux mais aussi un dialoguiste hors pair sachant doter ses personnages d’une répartie cinglante qu’on leur envie. Parmi les amis de Mafalda, j’ai une tendresse particulière pour Felipe, ce garçon aussi pleutre que Mafalda est « rentre-dedans », que tout le monde prend pour un imbécile fini mais qui est l’image de l’enfant timide et complexé que Joaquin Salvado Lavado (Quino pour l’État-civil) était jadis : Felipe est ce que l’auteur était, Mafalda est ce qu’il aurait voulu être. Quant à Liberté, la petite (très petite !) dernière-venue dans la bande, elle sera la première à clouer le bec à Mafalda en la coiffant au poteau au jeu de la parlotte contestataire : dans l’ultime strip, Mafalda s’avoue vaincue par Liberté, la série peut s’arrêter. 

QUINO - Cuanta bondad!
Quino, i Cuánta bondad !, Lumen, 1999 : Mafalda n’est que la partie émergée de l’iceberg de l’œuvre pléthorique de Quino qui n’a nul besoin de sa gamine rondouillarde et vindicative pour dénoncer impitoyablement les travers de notre fichue planète. En couverture de cet album, une rombière donne une pièce à une gamine en haillons qu’elle tient par les cheveux sous le titre « Quelle bonté ! » ; ainsi, tout est dit sur les thèmes dont Quino remplit ses pages : hypocrisie, exploitation de la misère humaine, domination du fort sur le faible. Les cibles de Quino sont clairement les puissants, les possédants, les exploiteurs, mais il n’épargne pas leurs victimes, ne manquant pas de montrer sans fard leur complaisance dans leur propre misère, leur inertie face à l’injustice dont ils sont les victimes. Ainsi, autant la compréhension de certains strips de Mafalda nécessite qu’on les resitue dans le contexte de l’Argentine des années 60-70, autant les dessins repris dans i Cuánta bondad !, avec leurs thématiques universelles, ont une dimension internationale qui les rend compréhensibles rien qu’avec une connaissance minimale de la langue espagnole. Une référence pour tous les amateurs d’humour noir avec, de surcroît, des trouvailles que ne renieraient pas le Hara-Kiri de la grande époque : un skinhead qui coud des brassards nazis à ses peluches d’enfant, le bon Dieu qui signe un traité de paix avec le diable, des infirmières qui vendent des t-shirts avec des motifs de planches anatomiques… De temps à autre, notez-le bien la tendresse profonde de l’auteur ressurgit, le dessinateur s’attarde sur un couple qui s’aime, offre à un enfant l’occasion de coiffer au poteau les champions de cyclisme… Autant d’éléments poétiques qui sont là pour nous rappeler la bonté profonde de tout satiriste, dont la capacité à rire des vices de ses semblables est la preuve de sa sagesse…

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Jean Giraudoux, L’Apollon de Bellac, Grasset, 1947 : Giraudoux est surtout connu pour ses pièces de théâtre reprenant les grands mythes de l’Antiquité grecque comme Amphitryon 38, La guerre de Troie n’aura pas lieu ou Électre, autant d’œuvres qui revisitent de façon intelligente cette mythologie millénaire et qui laissent dans l’ombre le reste de la production giralducienne, à commencer par cet Apollon de Bellac qui fut créé en 1942 par Louis Jouvet, alors en exil, et sa troupe à Rio de Janeiro sous le titre L’Apollon de Marsac ; mais que l’Apollon soit de Bellac ou de Marsac, peu importe : la seule chose qui est certaine est qu’il n’existe pas et n’est qu’un statue fictive à laquelle la jeune Agnès, sous l’égide d’un certain « monsieur de Bellac » interprété par Jouvet lui-même, apprend à se référer pour ainsi comparer tous les hommes à cette statue et les flatter. Agnès apprend donc à dire aux hommes qu’ils sont beaux pour en obtenir tout ce qu’elle désire, et ça marche, mais en arrière-plan de la satire de la vanité et de la fatuité des hommes se dessine une incitation giralducienne à prendre la peine de voir la beauté des êtres au-delà des critères esthétiques transmis par l’éducation : quand le « monsieur de Bellac » fait fermer les yeux à Agnès pour qu’elle puisse admirer l’Apollon fictif, elle finit par renoncer à cette vision divine qui risque de lui brûler les yeux et préfère rester fidèle à la beauté de l’humanité commune, telle Alcmène dans Amphitryon 38 qui refuse ostensiblement l’offre de Jupiter d’être honorée en tant que déesse et lui rétorque même « Je le suis comme simple femme, c’est plus méritoire. » De même, à la fin de la pièce, Agnès déclare qu’Apollon « est passé » : le Dieu n’intéresse plus la jeune fille qui désormais saura apprécier la simple humanité telle qu’elle est et non telle que la statuaire grecque nous la fait fantasmer.

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Charles Bukowski, Factotum, Grasset, 1984 : Oui, Factotum est en fait paru en 1975, mais c’est bien de 1984 que date cette édition française de la traduction de Brice Matthieussent. C’est le deuxième roman de Bukowski, certainement autobiographique ; nous retrouvons Chinaski, l’alter ego de papier de Bukowski, durant ses années de galère, enchaînant les petits boulots, entrant là où on le laisse entrer, partant quand il en a marre, sans en avoir rien à cirer de quoi que ce soit. C’est le Bukowski qu’on aime, tel qu’il a été figé par la légende : mal rasé, mal fringué, mal luné, jouisseur, buveur, baiseur… Osons le dire, seul l’art et la création l’intéressent vraiment, ce qui justifie sa quête de plaisirs car, comme il le dit lui-même, « on écrit bien mieux quand on a avalé un filet de bœuf grillé et bu une pinte de whisky qu’après avoir bouffé une saloperie à cent balles. Le mythe de l’artiste affamé est une mystification. » On est tenté de s’agenouiller, admiratif, devant le style cinglant de l’auteur, mais on n’ose pas : même nos pitoyables éloges, il doit s’en foutre royalement…

À bientôt pour de nouveaux coups de cœur littéraires !


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