Les « Trente Glorieuses » : une expression née en 1979 sous la plume de Jean Fourastié, ancien commissaire au Plan de Jean Monnet. Elle désigne la période qui va de l’après-guerre au
premier choc pétrolier, de 1945 à 1973 : croissance forte, promotion sociale et plein emploi. Une période décrite par Fourastié à la fois comme brillante par ses idées et
révolutionnaire quant à ses dynamiques de changement. Bref un âge d’or dont il faudrait être fatalement nostalgique.
Si dans l’immédiate après-guerre le démarrage de la France dans sa course à la modernité est plutôt lent, l’impulsion du Plan Marshall est donnée, et les besoins sont immenses. L’exode rural se
termine. Le capitalisme a muté : depuis la disparition du franc-or en 46, les rentiers ont du plomb dans l’aile. Le capitalisme est avant tout industriel, il est fondé sur le travail
localisé dans des bassins d’emplois et la création d’une multitude d’activités de base que la reconstruction rend nécessaires.
Entre 1945 et 1973 la production industrielle a été multipliée par 4, la population urbaine par 2. Le pouvoir d’achat des Français connaît une hausse annuelle de plus de 4% : il va doubler
en vingt ans. Profitant de la hausse continue des salaires et de l’inflation, du crédit pas cher et de la proportion modérée des dépenses contraintes (immobilier, etc.), la population
accède à un niveau de confort inconnu jusque-là. Les constructions s’érigent, les usines tournent, l’ascenseur social fonctionne à plein, l’électroménager « libère » la femme (comme on
dit alors). De 2 millions d’automobiles en circulation on passe à 16. Les membres de la classe moyenne, souvent issus de couches défavorisées nouvellement installées en ville, découvrent le
bonheur de voir s’élever, grâce à l’instruction publique, ses enfants au-dessus d’elle. Le revenu moyen, qui équivalait en 1950 à moins de la moitié du revenu d’un Américain, a quasiment rattrapé
son retard en 1973. A partir des années 60, grâce aux gains de productivité, le temps de travail diminue. Avec une croissance à 5%, voire 7%, la France se place devant les Etats-Unis (3,5%) et la
Grande-Bretagne (2,7%). Fort depuis les années 30 d’un Etat dirigiste et modernisateur, notre pays connaît un spectaculaire redressement. En 1960, avec ses premiers essais nucléaires dans le
Sahara algérien et sa politique de dissuasion, la France s’impose comme l’une des toutes premières puissances mondiales.
Aujourd’hui toute cette prospérité a bel et bien disparu. La consommation est en berne, les emplois sont délocalisés ou précarisés, l’économie-casino a changé toute la donne. Certains
attendent le retour de la croissance, mais la croissance telle que nous l’avons connue ne reviendra pas. Les nouvelles technologies ont réinjectées une certaine dynamique d’équipement, mais
les marchés ont été trop rapidement saturés pour favoriser une reprise durable. De fait, les nouvelles technologies peinent à se hisser au niveau d’activité que les autres grandes révolutions
industrielles (électricité, machine à vapeur) ont généré. Quant au pouvoir d’achat, il n’a été maintenu que par les gains de productivité, c’est-à-dire par l’automation, le dumping social et la
délocalisation. Avec pour premier dommage collatéral le chômage de masse.
Le processus de rattrapage entre catégorie sociale est quasiment à l’arrêt : jamais les disparités n’ont été aussi grandes, ni aussi irrévocables. C’est d’ailleurs ce qui explique les
mauvais résultats de la France dans tous les classements internationaux. Pire que tout : le réseau a remplacé le mérite individuel. Les accès réservés sont partout, les chemins d’accès nulle
part. Le petit monde des « happy few » se partage les places, tous domaines confondus, et maintient une cohésion de caste. Et pendant que les Peoples font corps, le peuple, lui,
se fragmente dans le communautarisme et la défiance de tous contre tous.
Comment s’étonner alors de l’immense vague de ressentiment qui convulse actuellement le corps social ? Pour le ménage lambda, le poids des dépenses contraintes à plus que doublé depuis la
fin des années 70. Le temps de rattrapage entre ce qu’il faut bien continuer à appeler « classes sociales » a été multiplié par… 10 ! (Autant dire qu’une vie n’y suffit plus). La
promotion sociale qui a été donnée aux baby-boomers est désormais refusée à leur descendance. Tandis qu’on assiste à la gentrification quasi-totale des centres villes, banlieue et péri-urbain
sont en état de choc et laissés à l’abandon. Ultime paradoxe : alors que l’écart se creuse, socialement et communautairement, entre les individus, l’image du bonheur et de la réussite
devient chaque jour plus lisse et univoque grâce aux effets conjugués du consumérisme hystérisé et de l’omnipotence médiatique. Une société de plus en plus normative se met en place au moment
même où les individus qui la composent revendiquent de plus en plus leur différence. Force est de constater que rien, dans les discours dominants, ne fait sérieusement place à une quelconque
diversité.
Au point que l’existence même d’une classe moyenne, cette machine à intégration, est clairement remise en cause. Si l’on a pu penser un moment que cette classe moyenne était le pivot de la
société (Henri Mendras parlait de la société comme d’une toupie tournant autour de son axe et se déterminant par rapport à elles, les classes moyennes), certains prédisent à présent son
éclatement pur et simple. Autant dire la fin d’un très puissant stabilisateur social.
L’invention des « Trente Glorieuses »
Aussi le recours à l’âge d’or est-il un refuge commode pour mieux éluder les questions que nous pose notre présent. Pourtant, à bien y regarder, les résultats flatteurs des « Trente
Glorieuses » cachent une réalité autrement plus complexe et contrastée.
Ce merveilleux moment de progrès et de prospérité partagée que l’on désigne par ces « Trente Glorieuses » doit en fait son origine, doit-on le rappeler, à un conflit mondial
(65 millions de morts), ainsi qu’à l’acceptation d’une dépendance militaire, économique, politique et culturelle envers les Etats-Unis (le plan Marshall). Il s’inscrit en fausse rupture avec le
gouvernement de Vichy dont il a pourtant continué à utiliser de nombreux fonctionnaires zélés, à l’exemple de Maurice Papon : il y a bien eu continuité technocratique avec l’Etat
collaborationniste. Ce moment béni reste également indissociable de la politique coloniale, puis néocoloniale, d’une France qui n’hésite pas à s’approprier des ressources naturelles (notamment le
pétrole et l’uranium), quitte à maintenir des états féodaux au gré de ses intérêts : c’est ce que l’on a appelé la « Françafrique ».
Selon Rémy Pawin, historien, cette invention des « Trente Glorieuses » ne correspond aucunement à la vérité historique, ni sur le plan économique, ni sur le plan social. C’est au mieux une
nostalgie fin de siècle, au pire une tentative de réécrire l’Histoire.
Non, tout n’était pas rose dans la France de l’après-guerre. Il faut attendre le début des années 50 pour manger à sa faim (la fin des tickets de rationnement date de 1949), et le milieu des
années 60 pour que les biens d’équipements fassent véritablement leur entrée dans la vie quotidienne des Français. Vers la fin des années 50, moins de 30% des Français estiment que leurs
conditions de vie vont s’améliorer. L’optimisme ne constitue donc pas l’arrière-plan de la période, loin s’en faut. La guerre d’Algérie et la question coloniale pèsent très lourdement dans
le climat d’alors. Il faut attendre 1967, un an avant la fièvre de mai, pour que 50% des sondés déclarent leur optimisme. Cependant celui-ci déclinera dès 1975, à la faveur des chocs pétroliers.
On ne peut donc pas parler de trente ans de bonheur pour les Français : à peine une parenthèse enchantée qui aura duré en tout moins d’une petite dizaine d’années, entre 1967 et
1975.
Derrière la vision idyllique la réalité historique de la période nous apprend bien autre chose. Il est cependant exact que cette période de mutation profonde mérite effectivement son appellation
de « révolution » : une révolution pendant laquelle les technocrates, toutes couleurs politiques confondues, vont s’affranchir progressivement du parlementarisme au nom du
progrès. La rhétorique de la modernisation nécessaire est en effet le type même de la fausse évidence qui n'appelle ni concertation ni débat contradictoire. On se passera donc de la démocratie,
braves gens ! De fait la critique sociale objective la mieux argumentée, tout comme les mises en garde scientifiques les plus sincères, ont été soigneusement étouffées les unes après
les autres, y compris a posteriori, par les historiens. L’esprit des luttes a été méprisé, folklorisé ou purement nié. Des expressions aussi vagues que « progrès »,
« modernité », « archaïsme », « retard français », « adaptation nécessaire de la France au monde moderne » sont là pour ne rien dire des groupes sociaux
qui sont par eux engagés, pour ne rien dire des actes et des valeurs qui sont à travers eux effectivement impliqués, pour ne rien dire des décisions prises au nom de tous dans le plus grand
secret. Si elle fait le régal de la presse et des politiciens, cette novlangue empêche le commun des mortels d’avoir prise sur son propre présent, parce qu’elle confisque les éléments du débat et
affirme ses arguments comme d’indiscutables évidences de bon sens.
Or le débat aurait été pour le moins légitime. Cette période fut d’abord et avant tout l’expression d’un choix de société qui nous engage toujours, nous et les générations futures. A y regarder
de plus près, le bilan énergétique, environnemental et sanitaire de ces fameuses « Trente Glorieuses » s’avère catastrophique : 75 000 morts par silicose, 100 000 par
l’amiante, etc. Cancers, troubles respiratoires et maladies neurodégénératives explosent et continueront d’augmenter encore longtemps, avec des responsables bien identifiés : pesticides,
herbicides, particules lourdes contenues dans les carburants, alimentations, pollution, tabac… Sur un plan économique, la production a certes augmentée, mais le rendement énergétique se
dégrade : à la fin de ces fameuses trente années glorieuses la France est deux fois moins efficace qu’au sortir de la guerre pour convertir la matière brute en revenu national. Sur un
plan social, une rupture grave s’est instaurée entre salarié et détenteur de capitaux ; et les inégalités ont recommencé à progresser fortement. Sur un plan écologique enfin, les ressources
ont été sacrifiées et gaspillées, l’espace dévasté sans discernement (d’où des phénomènes d’inondations amplifiées et de vents violents). Le dérèglement climatique nous a fait entrer
collectivement dans ce que certains scientifiques appellent l’anthropocène : ce moment géologique où l’action de l’homme perturbe gravement la nature au point de la mettre en
péril. Les « Trente Glorieuses » ont été ce moment très particulier où nos édiles ont décidé d’hypothéquer l’avenir au profit exclusif d’une vision du monde
radicalement utilitariste, techniciste, productiviste.
Pour peu que l’on sache se débarrasser des révisionnismes idéologiques, les « Trente Glorieuses » seront certainement appelées un jour les « Trente
Piteuses » ; car les choix technocratiques dont elles ont été le théâtre, et qui régissent encore profondément notre société sur le plan économique, social et environnemental, se
révèlent chaque jour un peu plus désastreux. Et pas seulement en matière écologique. Technique, automation, production en série, et surtout réduction productiviste de l'existence humaine,
ont instauré un régime où l’intériorité du sujet se trouve confronté à sa perpétuelle négation. La subjectivité est-elle soluble dans le machinisme ? Les machines pensent-elles à
notre place ? Et si nous étions entrés dans l'ère de "l'individualisme sans sujet" ? C’est ainsi en tout cas que les philosophes "postmodernes" des années 70 ont pu parler de la
« disparition du sujet ». Sujet dont on datait la naissance de l’époque des Lumières. De là à dire qu’il y a une part d’obscurantisme dans ces trente ans qui ont changé la France, il
n’y a qu’un pas. Nous le franchirons allègrement. Car cette modernité, par son matérialisme fondamentaliste, a jeté au néant toute spiritualité, provoquant par là même le réveil des
fondamentalismes religieux. C’est précisément par cette faille que s’inaugure, le 11 septembre 2001, le siècle dans lequel nous sommes entrés.
La critique, puisqu'elle doit avoir lieu, ne doit pas porter seulement sur la répartition des fruits du progrès ; elle doit porter sur le sens du progrès lui-même. Ainsi, ni la
disparition de la grande pauvreté, ni l’injustice de l’accès aux ressources, ni la diminution du temps de travail, ni la mise en place d’un revenu universel, ni l’épanouissement personnel des
individus, ni la préservation des éco-systèmes n’ont jamais été à l’ordre du jour ; ils auraient été pourtant de beaux enjeux de progrès. Dès lors, de quel progrès parle-t-on ?
L’expression « Trente Glorieuses » ne fait pas que désigner une période, elle en instaure le triomphe inquestionnable. Evacuant toutes ses externalités négatives : la crise
de la civilisation occidentale ; le retour des fondamentalismes ; le désastre écologique en cours. Elle est un élément clef dans la stratégie de propagation du discours
technocratique ambiant dont nous constatons chaque jour un peu plus les impasses.
Mais à quelque chose malheur est bon. Car l’époque qui est la nôtre, aussi troublée soit-elle, est aussi celle de la prise de conscience, et donc celle du retour du sujet. Sera-t-elle aussi celle
du sursaut ? La réponse à cette question donnera l’exacte mesure de notre avenir collectif.
Gérard Larnac
Note :
A lire : Une autre histoire des « Trente Glorieuses », sous la direction de Céline Pessis, Sesin Topçu et Christophe Bonneuil (Editions La Découverte, Paris, 2013).