Liberté de presse et vie privée : la Cour européenne impose sa jurisprudence
Publié Par Roseline Letteron, le 16 janvier 2014 dans Droit et justiceLa Cour européenne définit un standard européen qui précise les contours de la liberté d’expression, son étendue et ses limites.
Par Roseline Letteron.
Le 7 janvier 2014, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu deux arrêts Ringier Axel Springer Slovakia, A.S. c. Slovaquie, portant sur deux articles publiés dans un journal très lu en Slovaquie, Novy Cas.Il était reproché au premier d’avoir diffusé l’identité de la victime d’un accident de voiture, en l’occurrence le fils d’un haut magistrat de la région, sans avoir demandé l’autorisation de la famille. Quant au second, il affirmait qu’un candidat au jeu télévisé « Qui veut gagner des millions ? » était soupçonné d’avoir triché, accusation qui s’était révélée sans réel fondement et n’avait suscité aucune procédure ultérieure. Dans les deux cas, les requérants ont obtenu des tribunaux slovaques la condamnation du journal pour atteinte à leur vie privée. Il a été condamné à publier des excuses et à verser à chacune des victimes des dommages et intérêts. Novy Cas a saisi la Cour européenne, voyant dans ces deux condamnations une atteinte à la liberté de presse. Ils ont obtenu satisfaction, la Cour estimant que les juges slovaques n’avaient pas apprécié avec suffisamment de rigueur les intérêts en cause.
Un conflit de normes
Comme bien souvent devant la Cour européenne des droits de l’homme, le problème est celui d’un conflit de normes. D’un côté, le respect de la vie privée des personnes, de l’autre, la liberté d’expression dans la presse garantie par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et que revendique le journal requérant.
À dire vrai, le journal Novy Cas se plaint surtout du mode de raisonnement suivi par les juges slovaques confrontés à ce conflit de normes. Ces derniers ont en effet procédé à une véritable hiérarchisation des libertés en cause, considérant implicitement que le droit au respect de la vie privée est supérieur à la liberté de la presse. Ils n’ont donc pas mis les deux libertés en balance. C’est ainsi qu’ils n’ont pas recherché si les informations ainsi divulguées étaient, ou non, de nature à nourrir le débat public, conformément à la jurisprudence de la Cour européenne. Ce n’est donc pas tant le fond de la décision qui est contesté que le raisonnement suivi par les juges slovaques pour y parvenir.
Il n’est pas contesté que les deux publications s’analysent comme des ingérences dans la vie privée des personnes. En revanche, les juges de Strasbourg estiment que ceux de Bratislava auraient dû évaluer la proportionnalité de cette ingérence par rapport au débat d’intérêt général que le journal entendait susciter.
Le nom patronymique, élément de la vie privée
Le nom patronymique constitue, on le sait, un élément du droit à la vie privée et familiale, dans la mesure où il constitue un élément déterminant d’identification personnelle. Ce principe figure dans les arrêts Johansson c. Finlande du 6 septembre 2007 et Daroczy c. Hongrie du 1er juillet 2008. Dans la première affaire, la publication du nom de la victime d’un accident, et de celui de son père, constitue donc une ingérence dans la vie privée de ce dernier. Les juges slovaques auraient donc dû se livrer à un contrôle de proportionnalité. Or, ils n’ont fait qu’affirmer que l’accident était particulièrement tragique et que la publication de l’article de Novy Cas, faite sans le consentement de la famille, ne faisait que raviver sa douleur. Sans doute, mais la Cour européenne fait observer que les juges du fond n’ont pas cherché à savoir si le journal développait un débat public d’intérêt général, en liaison avec l’identité de la victime, et si la publication des noms patronymiques était utile ou non à ce débat. Le contrôle de proportionnalité aurait peut-être été favorable aux victimes, mais force est de constater qu’il n’a pas eu lieu.
Dans la seconde affaire, celle du candidat à un jeu télévisé accusé de tricherie, le journal a été condamné pour diffamation. Pour sa défense, il invoque le fait qu’il n’a fait que reprendre un débat largement développé en Slovaquie, en particulier sur les réseaux sociaux, et que l’identité de la personne accusée d’avoir triché était connue dans tout le pays. Dans une précédente décision Ringier Axel Springer c. Slovaquie du 4 octobre 2011, la Cour a rappelé que l’article 10 n’offre pas aux organes de presse une liberté d’expression illimitée.
Le « besoin social impérieux »
Celle-ci doit s’exercer avec le sens du « devoir et des responsabilités », ce qui signifie concrètement que le journal doit être de bonne foi et diffuser une information fiable et pertinente, notamment au regard des sources utilisées (Par exemple : CEDH, 22 février 2007, Standard Verlagsgesellschaft MbH c. Autriche). En cas d’ingérence dans la vie privée des personnes, la Cour exige en outre que celle-ci relève d’un « besoin social impérieux », c’est-à-dire que cette publication soit indispensable pour développer un débat d’intérêt général. Tel était le cas dans l’affaire Radio Twist A.S. c. Slovaquie du 19 décembre 2006, a propos de la diffusion par une station de radio d’une conversation téléphonique entre deux responsables gouvernementaux, enregistrée par un tiers. Pour la Cour, ce seul fait ne suffit pas à priver l’entreprise de communication de la protection de l’article 10 de la Convention, dès lors qu’il s’agissait de mettre sur la place publique des pratiques grossièrement illégales.
Dans le second arrêt du 7 janvier 2013, la Cour reproche aux juges slovaques de ne pas avoir recherché si l’ingérence dans la vie privée qu’ils ont estimée diffamatoire ne pouvait pas être justifiée par un « besoin social impérieux ». Ne s’agissait-il pas d’engager un débat d’intérêt général sur l’organisation des jeux télévisés ? Là encore, la question demeure sans réponse, faute d’avoir été posée.
Dans tous les cas, la Cour s’assure que les juges internes ont effectivement recherché l’équilibre entre l’atteinte à la vie privée et la liberté d’expression dans la presse. Ils doivent impérativement s’assurer que l’ingérence dans la vie privée ne pouvait être justifiée par les nécessités d’un débat d’intérêt général. La Cour européenne définit ainsi un standard européen qui définit les contours de la liberté d’expression, précise son étendue et ses limites. Dans ce but, la Cour pénètre désormais de plus en plus profondément dans les modes de raisonnement des juges internes qu’elle contrôle directement. Émergence de principes communs organisant le contrôle juridictionnel ou atteinte à la souveraineté des juges internes ? Chacun interprètera cette évolution à l’aune de ses convictions.
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