« Les enfants ne peuvent concevoir que les adultes aient oublié comment c'était dans leur enfance. Quel triste abîme. L'enfant sidéré d'une part, l'adulte oublieux d'autre part - les papilles parfaitement roses de la jeunesse, et la langue ébouillantée, enflée, blanche d'écume de l'âge adulte. » (p. 57)
J'ai connu l'auteure canadienne-anglaise Elizabeth Hay grâce à son excellent roman La nuit sur les ondes, dont j'ai parlé sur ce blogue.Avec La solitude des écoliers, traduit en français en 2013 par Hélène Rioux (mais paru en anglais en 2011), l'auteure ontarienne revient avec une histoire forte, parfois inquiétante, frôlant l'enquête policière puis revenant, dans ses meilleurs passages, au plus près de ses personnages, saisissant leur psychologie avec subtilité.
Nous traversons l'histoire d'une famille canadienne de 1929 à 2008, d'une région de la Saskatchewan rurale jusqu'à Ottawa. Anne souhaite écrire l'histoire de sa mère, mais en faisant ses recherches, elle se penche également sur la vie de Connie, sa tante un peu marginale.Le roman s'ouvre sur le viol et le meurtre d'une jeune adolescente. La fameuse Connie couvre l'événement en tant que journaliste. Quelques années auparavant, elle a été une toute jeune enseignante dans une commune de la Saskatchewan. Son directeur d'école, à l'époque, le tyrannique Parley, fut considéré comme responsable du décès (par ailleurs jamais réellement élucidé) d'une élève à cause de ses méthodes excessives. Alors qu'elle enquête sur le meurtre de l'adolescente, elle retrouve Parley, qui est devenu directeur d'une nouvelle école dans la région d'Ottawa. Sa présence n'est-elle qu'une coïncidence ?Anne retrace donc la relation entre Connie et Parley, mais aussi entre Connie et l'un de ses élèves, Michael, enfant dyslexique qui restera toute sa vie en relation avec elle et qui finira par rencontrer Anne, la narratrice.
Le roman d'Elizabeth Hay, d'une richesse et d'une complexité surprenantes, est à déguster lentement. Il nous ramène sur les bancs de l'école en décortiquant les liens parfois délicats entre l'enseignant et l'étudiant. Le directeur d'école imaginé par Elizabeth Hay, terrifiant, amène une touche narrative angoissante. Entre eux, la langue, la littérature, le théâtre. Ces mots que Connie veut apprendre à son élève préféré, dyslexique, rejeté par Parley. Ce théâtre, que Parley veut faire jouer à ses élèves, usant de force, de menaces et de manipulation.
Le lien entre Connie et Syd, son mentor, apporte plusieurs pistes de réflexions intéressantes sur l'enseignement et atténue les angoisses de Connie. À cette époque, de très jeunes enseignants, sans aucune expérience ni beaucoup de pédagogie, étaient catapultés dans les provinces des Prairies et devaient affronter toutes les difficultés reliées à leur métier. Jusqu'à en perdre patience parfois et appliquer la méthode forte...
« - Vous n'avez jamais utilisé la strappe. Mais vous perdiez tout le temps patience. Ça m'était égal. Mais vous ne dirigiez jamais votre colère contre nous, poursuivit-elle en se répondant à elle-même. Vous n'avez jamais fait passer vos frustrations sur nous.
- Ce sont les enseignants faibles qui dépendent de la strappe.
- Je ne me sentais pas faible quand je m'en suis servie. J'éprouvais l'envie pressante de faire mal. » (p.110)
D'un côté de la classe, Connie demanda : « Et si l'éducation était la catastrophe ? » [...]Au fur et à mesure que l'histoire avance, les relations familiales se dévoilent, des secrets se révèlent. La solitude des écoliers devient un récit familial très riche et touchant, les deux sœurs (la mère et la tante de la narratrice) n'ayant pour le coup pas du tout le même destin. Les deux plus importants protagonistes de l'histoire, Connie et Michael, redéfinissent, de façon très libre et dégagée, la notion de couple, de relation, d'échange. Mais lorsque la narratrice y met son grain de sel, on voit qu'aussi libre qu'on se prétende, la douleur existe aussi...
« Je ne parle pas d'apprendre des choses erronées, expliqua-t-elle, mais de les apprendre de la mauvaise façon. »
Il vit son expression douloureuse, dans l'expectative, et les enfants étaient tout yeux, tout oreilles.
« Ça, c'est l'école, pas l'éducation, répondit-il. Il y a une grande différence. » (p.97)
Connie évolue entre deux êtres tout à fait dissemblables, d'un côté Michael, qu'elle aimera d'un amour passionnel et lumineux et de l'autre le sombre Parley, qu'elle craindra d'abord et détestera ensuite.
Mais loin d'être manichéen, le roman d'Elizabeth Hay flotte dans des nuances parfois troubles...
What is this life if, full of care / We take no time to stand and stare. Quelle est cette vie passée à s'inquiéter / Sans prendre le temps de nous arrêter et de contempler. W.H. Davis (poète gallois), extrait cité p.256
La critique en anglais dans Quill and Quire The Globe and MailUne entrevue (en anglais) de l'auteure Elizabeth Hay
Lætitia Le Clech
Humeur musicale : Sharon Van Etten, Tramp