L’affiche pour la France : notez le slogan “Une femme réalise le premier film saoudien” !
On a eu droit à un discours bien rodé pour le lancement de Wadjda, un discours qui s’est gardé de mettre le doigt où cela fait mal et donc de rappeler par exemple qu’il y avait, autrefois, des films projetés en Arabie saoudite, jusqu’aux années 1980 qui ont vu les tenants d’un islam pur et dur imposer leurs vues à leur société. Qui a oublié également d’expliquer que la « promotion du cinéma », surtout quand il s’agit est fait par une Saoudienne, répond à des objectifs de communication publique qui participent, au Royaume des hommes, de la lutte au sein des cercles du pouvoir entre différentes tendances, tantôt radicalement conservatrices, tantôt franchement libérales (au sens anglais du terme).
Votre moteur de recherche préféré vous guidera sans problème vers une multitude d’articles qui disent tout le bien possible du film de Haifaa Al Mansour (هيفاء المنصور), histoire édifiante d’une petite fille qui n’a qu’un rêve, bien difficile à réaliser dans la société où elle vit, faire du vélo, comme ses copains, et même mieux qu’eux ! Parmi les compliments, il se glisse toutefois nombre d’inexactitudes, voire même d’erreurs, qu’il n’est pas inutile de relever.
« Premier film saoudien » ou encore « premier film par une Saoudienne » comme on l’a si souvent écrit, c’est une affirmation qu’il faut corriger. En effet, pour ce qui est des longs métrages, plus que la comédie commerciale Menahi dont la sortie publique aura été finalement torpillée en 2008 (voir les billets écrits à cette occasion ici et là) ou même que la comédie Comment ça va ? (كيف الحال) réalisée « à la mode saoudienne » par le Canado-Palestinien Isidore Musallam (ايزيدور مسلم: article en arabe), il faut surtout mentionner Les Ombres du silence (ظلال الصمت), réalisé par Abdallah al-Moheissen, formé à Londres et également publicitaire dans son pays, dès 2006. Il n’est pas jusqu’à la petite phrase placée dans plus d’un article affirmant que Wadjda serait « le premier film entièrement tourné dans le Royaume » qui est fausse car on disait déjà cela en mai 2010 pour la sortie de La Péninsule arabe (الجزيرة العربية), un navet de pure propagande !
Cela fait presque une décennie par conséquent que les films et avant eux les courts-métrages saoudiens, de fiction ou non, se multiplient. Faute d’être toujours projetés dans leur pays, ils tournent dans les festivals de cinéma. Parmi ces « courts », on trouve Prochain cinéma : 500 kms (traité dans ce billet) et aussi Femmes sans ombre (نساء بلا ظل), précisément réalisée par Haifaa Al Mansour en 2005 (projeté à l’époque grâce au soutien de la femme du Consul de France à Djeddah – article en arabe : comme la politique officielle française a changé depuis !) En fait, à partir de cette date, c’est toute une nouvelle génération de réalisateurs qui est apparue.
Comme dans Wadjda, il s’agit d’un film qui a pour sujet central une dénonciation de la condition féminine, mais la comparaison s’arrête là. Sur le plan des conditions de tournage, on remarque ainsi, même si ce n’est pas le plus important, que le témoignage de Haifaa Mansour, soulignant les difficultés du tournage sur place pour mieux souligner le caractère exceptionnel de son film, ne correspond nullement à celui de Ahd Kamel, qui décrit au contraire (voir l’article de Hammond) la chaleur de l’accueil qu’elle-même et son équipe ont reçu, dans un quartier très pauvre de Jeddah il est vrai, et qui plus est peuplé d’immigrés…
Mais surtout, et c’est cela qui importe vraiment, le film de Ahd Kamel interroge sans complaisance la société saoudienne et la domination masculine sans partage qui s’y exerce, quand Haifaa Mansour se contente d’une vague critique « des traditions »… C’est ce qu’explique très bien Tariq al Haydar dans un article traduit de l’arabe et publié sur le site Jadaliyya. En se gardant bien d’accabler Wadjda, il met en évidence, y compris par des exemples précis tirés du film, combien « le-premier-film-saoudien-et-par-une-femme-en-plus-! » répond à des stratégies politiques qui méritent tout de même qu’on s’y arrête un peu.
A commencer par le fait que Wadjda est, précisément, aussi peu « politique » que possible, en ce sens que le récit de Hayfaa Mansour se contente de dénoncer les travers d’une société « trop » patriarcale, à cause des traditions, mais certainement pas en raison de la politique qui y est menée. Ainsi, non seulement les responsables du pays sont exonérés de toute critique mais la scène finale (celle où la petite fille qui vient de dépasser son petit copain à bicyclette s’arrête à un carrefour) peut être lue par un regard arabe comme une déclaration d’allégeance aux autorités : aux spectateurs arabes il n’échappe pas que le bus qui passe à ce moment-là porte une affiche bien visible, avec le drapeau national, les portraits d’un certain nombre de responsables politiques et un slogan à la gloire du Royaume.
Bien entendu, on est ravi de constater qu’une fiction arabe, réalisée par une Saoudienne qui plus est, ait eu un tel succès international. Mais celui-ci n’est -il pas quelque peu exagéré au regard de la qualité artistique, somme toute ordinaire, de ce film ? On suit assez volontiers Tariq al Haydar quand il se demande, faussement naïf, si le succès du film de Haifaa Mansour n’est pas précisément lié au fait qu’il se garde bien de poser des questions trop politiques et qu’il permet aux spectateurs « occidentaux » de savourer pleinement cette critique en apparence si sévère d’une société arriérée où lui, public éclairé, tient de toute manière le bon rôle…