Wifredo Lam
Aïgu
Parmi les signes récurrents de l’alphabet de Lam, on remarque également une forme géométrique bien connue, le losange. Episodiquement, des yeux, des ailes ou des cheveux l’attirent dans la catégorie des animés. Un vers d’Aimé Césaire, évoque cette énigmatique figure : “ le losange veille les yeux fermés ”. Qu’est-ce-donc que ce graphique surprenant, maintes fois réitéré dans de si nombreuses toiles ou gravures ? C’est une référence à l’emblème de Morua Erikundi, c’est le symbole d’une société secrète masculine, la société secrète Abakua. Cette société secrète qui a vu le jour dans la région de Calabar, dans l’aire culturelle Efik du Nigeria a été introduite par la suite à Cuba. C’est un losange divisé en quatre par une flèche, un petit cercle se trouve au centre de chaque quart de losange.
Wifredo Lam
Au défaut du jour
Dans les années 1942, des chercheurs s’intéressent à cette société secrète. Lydia Cabrera, figure majeure des Lettres Cubaines, anthropologue et nouvelliste, amie de Lam, lui consacre un ouvrage Ana Foruana : Ritual y simbolos de la iniciacion en la sociedad secreta Abakua. Dans un livre important édité en 1944, Cuban Painting Today, Alejo Carpentier s’applique à reproduire et à interpréter les symboles abakua qui sont représentés sur les portes des salles de cérémonies.
Le travail de Lam de cette période montre son intérêt pour les symboles abakua : dans une peinture de 1943 il peint un Yreme, une figure qui représente l’esprit de la mort, mieux connu à Cuba sous le nom de diablito. Peint par touches à la manière pointilliste, ce diablito porte le costume et le chapeau conique typique des Yremes et joue d’un tambour cylindrique. Le personnage complet du diablito n’apparaîtra plus dans l’oeuvre de Lam. Cependant il utilisera la coiffure conique pour l’illustration de la couverture du magazine View de mai 1945. Pour créer le “ i ” du titre du magazine, Lam déformera le fameux chapeau en y rajoutant deux feuilles pour les oreilles. Lam se réfère néanmoins à la symbolique abakua dans plusieurs toiles postérieures où est reproduit à maintes reprises un symbole Nanigo, le losange.
Wifredo Lam
Figure
L’apparition du losange coïncide avec celle des signes iconiques cultuels mais sa présence persistera plus longtemps sous des formes variées. Il peut être purement géométrique, ou combiné avec des ailes ou des yeux. Sans être exhaustif, on peut citer : Réveil d’une nature morte (1944), qui marque d’après Max Pol Fouchet, sa première occurrence ; Buen retiro (1944), Aïgu (1945), Le Quimboiseur (1945), Figure (1948) mais aussi Le Vent Chaud, Sur les traces, A défaut du jour. Chant d’osmoses (1944) où l’on voit un losange ailé. La veilleuse (1945) où le rhombe est doté d’yeux et de cornes mais aussi Deux figures, Le Grenier, Noces chimiques, La fenêtre, Parade Antillaise, Le rhombe, tous de 1945. En 1947, il faut noter Le losange et, en 1950 La femme-cheval. Le losange se manifeste encore dans Non combustible, Adam et Eve. Il devient une pure forme géométrique en 1947 dans La lumière qui monte et dans Umbral (1950) où trois losanges gris alternent avec deux jaunes vifs. En 1969, il forme la tête de l’hybride de Bonne compagnie comme en 1973 dans Composition.
Wifredo Lam
Umbral
Chez Lam le losange devient œil, sexe, porte, luciole. Il l’utilise aussi pour introduire un nouveau langage dans le genre traditionnel du portait, de la nature morte.
Si l’on ne peut être surpris de son absence dans les illustrations du Cahier, compte tenu de ce qui vient d’être dit sur la date et les circonstances de sa découverte par Lam, il apparaît à plusieurs reprises dans les gravures d’Annonciation : une fois dans chacune des gravures Façon langagière, Nouvelle bonté, Que l’on présente son coeur au soleil, Passages, Connaître dit-il. Dans ces deux dernières eaux-fortes, il se détache, unique note de couleur bleue sur l’ensemble ocre. Il est répété trois fois dans Insolites bâtisseurs, soit simplement géométrique, avec un petit cercle en son centre, soit doté d’yeux, de cornes ou d’ailes. Il n’apparaît pas dans Rabordaille.
La force de l’œuvre de Lam réside dans l’association de la culture traditionnelle cubaine et du langage pictural d’avant – garde de son temps.
Dominique Brebion