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[critique] P. D. James – Les fils de l’homme

Par Consuelo

« Theo dit : « Je vous vois mal lancer une révolution pour des questions comme celles des Séjourneurs ou des Quietus. Les gens s’en fichent.
- Eh bien, on voulait leur apprendre à ne pas s’en ficher, rétorqua Julian.
- Mais comment voulez-vous ? Les gens s’en fichent parce qu’ils n’ont pas d’espoir, parce qu’ils vivent sur une planète mourante. Tout ce qu’ils demandent c’est la sécurité, le confort, le plaisir. »" (ch. 8)

james fils hommes
Auteur de romans policiers, P. D. James, self-made-woman, verse avec Les fils de l’homme dans le roman d’anticipation. S’il ne reste pas grand chose de l’art du polar dans ce roman, beaucoup d’éléments interrogent le lecteur.

Un point sur l’intrigue, d’abord. En 2021 (plus que 7 ans!), l’espèce humaine est en voie de disparition. Il n’y a pas eu de naissance humaine sur terre depuis les années 1990. La dernière génération née, devenue orgueilleuse et arrogante, est une génération d’enfants-rois. Ce sont les Omégas : « Si, dès le berceau, on traite les enfants comme des dieux, il faut s’attendre à les voir agir comme des diables une fois devenus adultes »" (ch. 1). Dans ce monde sans enfant règnent l’indifférence, l’insensibilité et la folie. Des femmes promènent en poussette des poupées en lieu et place de bébés, des parents font baptiser des chatons à défaut d’enfants. Une dictature s’est insidieusement implantée, qui surveille tout et organise des suicides de masse, poursuivant l’idéal d’une société paisible et harmonieuse. Le personnage principal, Theo Faron, mène une vie tranquille de professeur d’université en Histoire et littérature du XIXe siècle à Oxford. Un jour, un groupuscule révolutionnaire prend contact avec lui et lui demande de les aider. Il doit porter leur message au dictateur, Xan, qui n’est autre que son cousin.

Sans révéler les péripéties ni la situation finale, il est possible de relever plusieurs niveaux de lecture de ce roman. D’abord, comme tout roman d’anticipation, il nous livre une image déformée de notre propre société : le désengagement politique, l’absence d’horizon heureux, la baisse du taux de natalité dans les pays occidentaux résonnent fortement aujourd’hui (ne nous dit-on pas que c’est la « crise » depuis plus de quarante ans ?). Les questions d’immigration, de criminalité, que veut traiter le groupe révolutionnaire des Cinq Poissons,  agitent nos nations occidentales depuis plusieurs décennies. Le grondement souterrain d’une insurrection à venir et la peur d’une répression très violente sont également présentes dans notre réalité politique contemporaine.

Là où ce roman dépasse le strict genre de l’anticipation, c’est par son aspect symbolique. De nombreuses références au christianisme, et plus particulièrement au premier christianisme, sont en effet glissées tout au long de l’ouvrage.
Les lettres Oméga et Alpha, utilisées pour désigner les derniers nés et le premier à venir, font référence au texte de l’Apocalypse de Jean, « Je suis l’alpha et l’oméga, le commencement et la fin ».
Le choix du nom du groupuscule, les « Cinq Poissons« , fait référence au symbole qu’utilisaient les premiers chrétiens sous l’Empire Romain. L’un des membres du groupe a même reçu le surnom du « Saint Pierre »…
Leur couverture ? Les anciens rites de l’Eglise catholique.
Leur lieu de rencontre ? Une église abandonnée.
Dans une atmosphère apocalyptique qui rappelle à la fois le développement de théories sur le retour du Messie par Joachim de Flore au XIe siècle et les discours de ses disciples aux XIIIe et XIVe siècles, on croise même des prédicateurs (ch. 7). L’un (Roger le Lion) pour prêcher le repentir, l’autre (Rosie McClure) l’amour, comme les frères prêcheurs et les béguines du XIIIe et XIVe siècles. Le nom de ces prédicateurs évoque d’ailleurs également le Moyen Âge, l’un pour sa forme (prénom + article + surnom à dimension allégorique, le lion étant symbole de force et le « roi des animaux » à partir du XIIIe siècle), l’autre pour la dimension allégorique de son prénom (la rose est l’amie dans le Roman de la Rose, roman d’amour courtois qui inspira la mystique nuptiale diffusée, notamment, parmi les béguines).
Le héros s’appelle Theo, mot grec signifiant « dieu ».
Enfin, l’ouvrage se clôt sur un baptême, les derniers mots du roman étant : « il traça sur le front de l’enfant le signe de croix » – et un des personnages est comparé, sur le mode de la plaisanterie, à la sainte Vierge.

C’est donc un roman historique que dissimule ce roman d’anticipation, le sens de l’énigme se retrouvant ici comme dans un roman policier. A travers le monde du XXIe siècle promis à sa perte se cache l’Empire romain décadent ; derrières les révolutionnaires qui contactent le héros se cachent les premiers juifs, insurrectionnels, aspirant à plus de charité et de justice, vivant en marge de la société. L’élément de résolution de l’intrigue fait référence à l’acte fondateur du christianisme.  Brouillant les frontières de l’avenir et du passé, P. D. James ne fait pas de son héros un historien par hasard : elle développe, dans les Fils de l’homme (pendant du « fils de Dieu »), une vision cyclique de l’Histoire où l’oméga touche l’alpha, où toujours tout recommence.

L’auteur choisit de broder ce motif en alternant focalisation interne à la première et à la troisième personne. Ce choix peut déconcerter. De plus, l’ouvrage commence par se déployer avec une forte densité psychologique, choix qui n’est pas suivi ensuite. Ce changement peut étonner. S’il est intéressant de décrypter les allusions à l’Histoire et à la religion semés dans l’ouvrage, il y manque une cohérence d’ensemble, stylistique comme narrative. La raison même de ces références à la religion reste énigmatique : il est mal vu de parler du « message de l’auteur » selon Genette et Bardabrac, pourtant il faut ici en passer par là, puisque l’auteur nous dissimule quelque chose… Or, au terme de la lecture, on se demande toujours quoi.

Que seul un nouveau Messie pourrait empêcher le déclin annoncé de notre civilisation ? Si tel est le « message de l’auteur », on peut ne pas le partager. Sans pour autant se refuser à méditer sur les leçons de l’Histoire.


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