« Ne déjeunez jamais seul » et autres slogans stupides qui tuent l’innovation

Publié le 15 janvier 2014 par Copeau @Contrepoints
Opinion

« Ne déjeunez jamais seul » et autres slogans stupides qui tuent l’innovation

Publié Par Philippe Silberzahn, le 15 janvier 2014 dans Entreprise et management

L’obsession de l’utilité systématique, de la production objectivement mesurable tue nos entreprises.

Par Philippe Silberzahn.

Je suis récemment tombé sur l’article d’un consultant en gestion de carrière intitulé « Ne déjeunez jamais seul ». Bon avis en effet : pourquoi perdre du temps à déjeuner seul alors que le déjeuner offre une opportunité de nouer des contacts utiles à sa carrière ? Et l’auteur d’ajouter qu’il faut surtout éviter les déjeuners gastronomiques: un sandwich rapidement enfilé, de l’eau, et hop, on networke ! Et de préciser que si on enlève les vacances, cela fait tout de même 250 opportunités de rencontrer des gens. 250 personnes nouvelles par an, imaginez !

Ce type d’article est fréquent dans la littérature du management. L’idée sous-jacente est que tout ce qui n’est pas action est inutile. Déjeuner seul est une perte de temps parce quand on est seul, on ne fait rien. Et rien faire c’est mal.

Je constate souvent, dans les entretiens de sélection des étudiants, à quel point ceux-ci sont déjà formatés dans cette pensée. En lisant leur CV, on est frappé par la volonté de montrer que tout a un sens, que tout est planifié pour leur réussite professionnelle, que rien n’est gratuit dans leur vie. On arrive à m’expliquer qu’on joue au ping-pong depuis l’âge de 5 ans parce ce que ça permet de développer la concentration et l’agilité. Lorsque je demande à ces candidats parfaitement organisés s’il leur arrive de faire quelque chose juste pour le plaisir, ils me regardent toujours interloqués. J’aurais pu leur demander de se déshabiller, l’effet aurait été le même.

Un futur cadre performant peut-il se permettre de faire quelque chose de gratuit, d’inutile, juste pour le plaisir ? On est proche de la faute morale. Or sans même s’attarder sur le jugement de valeur très discutable selon lequel ne rien faire c’est mal (Ô Montaigne), il y a derrière cette pensée un grande naïveté. C’est avoir une vision très mécaniste de la vie : le ping-pong est bon pour l’agilité, donc je fais du ping-pong. C’est cette obsession de l’utilité systématique, de la production objectivement mesurable qui tue nos entreprises. Vous voulez faire l’essai ? Ouvrez un journal et lisez-le à 3h de l’après-midi au milieu de votre open space, et attendez les réactions de vos collègues et supérieurs, elles ne tarderont pas.

Toutes les recherches sur l’innovation montrent cependant l’importance de temps morts, de réflexions, de calme durant lesquels on se pose des questions, on revisite des décisions prises à la hâte, on change de perspective. Tous les grands leaders ont systématiquement alterné des phases d’action et des phases de réflexion, et rien n’est plus propice à cela qu’un déjeuner seul, au calme.

Même d’un point de vue strictement utilitaire, ne rien faire peut s’avérer extrêmement utile aussi bien pour l’imagination que pour la sagesse. Steve Jobs l’a bien montré lorsqu’il évoque les cours de calligraphie qu’il a pris à l’université. De la calligraphie ! Sans rencontrer personne d’utile ! Voilà qui effraierait notre networkeur fou ! Il conclu t: rien n’avait moins de chance d’être utile à l’avenir à ce moment. Dix ans après, Jobs s’est servi de ce qu’il avait appris pour créer l’interface graphique du Macintosh.

En outre, l’auteur de l’article ne nous dit pas comment ce networkeur fait pour rencontrer des gens, et encore moins comment il sait qui est utile à rencontrer et qui ne l’est pas. Ça, on ne le sait qu’après. Or on rencontre des gens souvent par hasard, en faisant des choses inutiles. Un entrepreneur me racontait récemment qu’ayant un trou dans son agenda au cours d’une conférence, il est allé se poster dans le hall de l’hôtel pour flâner et prendre un peu de recul sur ses affaires, et qu’il y a fait des rencontres intéressantes. Il flâne d’abord, et éventuellement fait des rencontres. Le risque avec notre networkeur fou qui enchaîne 250 repas sur le pouce est simplement de mourir épuisé prématurément, de n’avoir jamais contribué à rien, de n’avoir noué que des contacts superficiels sans lendemain et d’avoir passé au final sa vie à mal manger avec des inconnus. Ce networkeur est un loser qui n’a rien compris ni à la vie des affaires, ni à la vie elle-même. Si vous le rencontrez, évitez-le et concentrez-vous sur votre quenelle de brochet aux écrevisses en pensant à vos prochaines vacances. Vous passerez un bon moment, c’est important en soi, et qui sait, vos réflexions seront peut-être utiles l’après-midi, ou dans un an. Ou peut-être jamais.

Au sujet de l’importance de la mesure objective du travail et de ses dégâts, voir l’article que j’ai écrit à propos du livre de Pierre-Yves Gomez.


Sur le web.

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