Magazine Politique
Au Liban, les fantômes de la guerre civile hantent les mémoires plus que jamais, et cela donne toute son importance à cette archéologie de la guerre à laquelle s’obstinent certains artistes, en dépit d’un "consensus mou" qui prétend les faire taire au prétexte d’une fragile réconciliation nationale trop vite décidée.
C’est exactement ce qui s’est produit à la fin du mois d’août 2007, lorsque Rabih Mroué (ربيع مروّه) a voulu présenter à Beyrouth une pièce intitulée Comme Nancy aurait aimé que tout cela ne soit qu’un simple poisson d’avril ! (لَكَمْ تمنَّت نانسي لو أن كل ما حدث لم يكن سوى كذبة نيسان).
Fort heureusement, la décision d’interdire un spectacle "susceptible de ranimer les dissensions internes" a très vite été levée par le ministre de la Culture, Tarek Mitri (celui-là même qui devait, plus récemment, intervenir pour lever une autre mesure d’interdiction visant cette fois-ci le film Persepolis.
Crée à Tokyo quelques mois plus tôt, Nancy a été coécrit par Rabih Mroué et Fadi Tawfîq, à partir d’une recherche documentaire qui s’est appuyée notamment sur le travail mené par la graphiste libanaise (voir également ce billet), Zina Maasri. Depuis de nombreuses années, cette artiste qui enseigne à l’AUB archive les événements de la guerre du Liban à partir du langage graphique des affiches politiques de cette période. (Elle en a tiré un livre, bientôt publié en anglais et en arabe, et prolongé, tout récemment par une coïncidence presque inquiétante, par une exposition).
Dans la pièce de Rabih Mroué, quatre "martyrs" - un mot qui, en arabe, est tout proche du mot "témoin" (شاهد/ شهيد) - livrent leur "témoignage" de la guerre libanaise dont ils reconstituent ainsi l’histoire, depuis le milieu des années 1970 jusqu’à la fin : non pas au début des années 1990, mais bien jusqu’aux événements du 25 janvier 2007, lorsqu’éclatèrent dans les rues de Beyrouth, sous une forme qui rappelle trop ce qui déroule aujourd’hui, des combats entre partisans et opposants du pouvoir en place…
Sur la scène, chacun des quatre personnages, assis côte à côte sur étroit canapé, est dominé par un haut cadre, comme une sorte d'affiche. Mais à la différence de celles qui ont été collées, toutes ces années durant, sur les murs de la capitale libanaise, avec en particulier les portraits des victimes des combats, les affiches de la pièce ne sont pas figées dans le silence. Au contraire, elles se transforment, se modifient, comme pour offrir une sorte de contrechant (de contrechamp ?) au récit que les acteurs donnent des événements.
Comment faut-il lire le titre choisi par Rabi Mroué pour sa pièce ? Il y a quelques jours encore, on pouvait se dire que la Nancy du titre s'exclamait ainsi pour souhaiter que tous les drames de la guerre n'aient été qu'une mauvaise farce, pieu mensonge imaginé par bien des Libanais pour croire que la page pouvait être définitivement tournée...
Mais le travail du jeune dramaturge libanais, avec d'autres créateurs, consiste précisément à clamer l'inverse, à savoir que la page ne peut enfouie de la sorte, que les fantôme sortent des décombres faute d'un véritable travail de mémoire. Comme l'a écrit le poète palestinien Mahmoud Darwich, dans un beau texte consacré à Beyrouth et aux événements de 1982, il faut qu'il y ait Une mémoire pour l'oubli...
C'est d'ailleurs le titre d'un autre spectacle présenté, avec la pièce de Rabih Mroué, dans le cadre de la huitième édition du Temps de parole, une programmation que la Comédie de Valence a organisée pour donner à connaître au public français la scène contemporaine au Moyen-Orient (et au Maghreb puisqu’il y aura également une œuvre du Tunisien Fadhel Jaïbi, lequel il est vrai se trouvait il y a quelques jours encore à Beyrouth). Voir dans le billet suivant le détail de la programmation.