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Le New Deal n’était pas casher

Publié le 14 janvier 2014 par Copeau @Contrepoints
Analyse

Le New Deal n’était pas casher

Publié Par Steven Horwitz, le 14 janvier 2014 dans Histoire de l'économie

Comment quatre bouchers juifs ont fait tomber le premier New Deal.

Par Steven Horwitz.
Article initialement paru dans The Freeman.

Franklin Delano Roosevelt

Franklin Delano Roosevelt, en 1930 à la Maison Blanche.

Mais dans toutes ces histoires parmi lesquelles beaucoup d’entre nous ont grandi, il manque une poignée de héros courageux : les frères Schechter, de New York. Les Schechter étaient dans les années 1930 des bouchers cashers qui ont tenu bon dans leur engagement envers les lois alimentaires de la cacherout face à la pression féroce et aux poursuites judiciaires d’un État puissant. Ils ont fini par présenter leur affaire devant la plus haute cour du pays, et l’ont gagné, battant un des gouvernements les plus populaires et les plus puissants de toute l’histoire des États-Unis.

On pourrait penser que cette histoire d’héroïsme juif et l’engagement envers les valeurs juives inspirerait des générations de jeunes Juifs américains. Mais les frères Schechter se battaient contre Franklin Delano Roosevelt (FDR).

Ce sont les poursuites intentées par le gouvernement Roosevelt contre les Schechter pour avoir enfreint le National Industry Recovery Act, un des piliers du New Deal, qui ont amené la Cour Suprême à déclarer la loi anticonstitutionnelle en 1935. FDR était, et reste, tant aimé par les Juifs américains que l’héroïsme des Schechter comme exemple d’engagement moral juif face au pouvoir a été oublié. Dans son histoire de la Grande Dépression, intitulée « The Forgotten Man », Amity Shlaes tente de tirer les frères Schechter de l’obscurité en consacrant un chapitre entier à leur défi lancé au New Deal. Dans cet article, je développe ses considérations afin de fournir une vision plus large du contexte et d’en tirer des implications pour les Juifs des États-Unis.

Pour comprendre l’histoire des Schechter, il faut comprendre la vision que le gouvernement Roosevelt avait des causes de la Grande Dépression, et les solutions politiques qu’il en avait déduites. La théorie dominante à l’époque était que la Grande Dépression a été causée par une « sous-consommation structurelle ». Le capitalisme était censé être incapable de créer assez de pouvoir d’achat pour acheter tout ce qui était produit, et cette affirmation allait souvent avec une préoccupation face aux inégalités de revenu. Les riches étaient considérés comme pas assez dépensiers, épargnant trop. Certains avançaient que cela était dû à une monopolisation excessive, d’autres à une concurrence excessive. Nous savons aujourd’hui que ces arguments sont aussi confus que faux, mais à l’époque beaucoup voyaient la Grande Dépression comme un ratage fondamental des capacités coordinatrices de la production par le marché libre, nécessitant que l’État joue un rôle significatif pour le corriger. Les problèmes n’étaient pas vus comme « macroéconomiques », mais comme un échec beaucoup plus structurel des bases de l’économie de marché.

Les conseillers de Roosevelt, dont beaucoup étaient des intellectuels familiers de ces thèses, ont accepté cette explication, et ont poussé à une réforme radicale du système économique. Ils avaient en tête un rôle bien plus étendu de l’État dans la planification et l’organisation de la production, plutôt que de se reposer pour l’essentiel sur les prises de décisions indépendantes coordonnées par le système des prix et profits. L’agriculture et l’industrie étaient censées toutes deux être restructurées de fond en comble par l’État.

Les deux piliers des cent premiers jours de FDR, le Agricultural Adjustement Act (AAA) et le National Industrial Recovery Act (NIRA), étaient issus de ces idées. Les deux ont été conçus pour imposer une organisation au marché à travers une coopération pilotée par l’État entre les producteurs et les travailleurs. Ce n’était pas du socialisme pur, mais ce n’était plus du capitalisme. C’était en fait bien plus proche des institutions économiques que le fascisme avait mis en place en Italie. Comme Shlaes et d’autres l’ont écrit, les conseillers de Roosevelt étaient explicitement influencés par Mussolini, qui entretenait avec Roosevelt une sorte d’admiration mutuelle.

Roosevelt a créé le National Recovery Administration (NRA, aucun lien avec la National Rifle Association, NdT) pour appliquer ce dont le NIRA disposait. Il a écrit, ou a aidé des branches d’industrie à écrire des « codes » gouvernant la production, les prix et les relations de travail. Le AAA était une tentative similaire de planifier la production agricole. Au nom du maintien de prix élevés pour les fermiers, des millions de porcelets ont été abattus et des millions d’hectares de coton ont été retournés, alors qu’un grand nombre d’Américains avaient faim et froid.

Les magasins affichaient l’aigle bleu, symbole du NRA, montrant qu’ils obéissaient aux codes, et les consommateurs étaient encouragés à ne se fournir que chez ces entreprises-là. Des milliers d’inspecteurs vérifiaient la conformité aux codes, et ont intenté des poursuites contre ceux qui les enfreignaient. C’est là qu’arrivent les Schechter.

Qui sont les Schechter ?

Les quatre frères sont nés en Hongrie avant que leurs parents n’arrivent aux États-Unis. Avec leur anglais hésitant à l’accent chargé, ils étaient tout à fait issus du stéréotype du péquenaud Juif immigré, et c’est ainsi que le gouvernent Roosevelt les a traités. La version yiddish de leur nom, Shokhèt, est aussi le mot qui désigne leur profession : boucher. Plus précisément, ils étaient grossistes en volaille, achetant des poulets à travers le pays pour les envoyer à l’abattoir et les vendre à New York, surtout à des détaillants qui les revendaient aux consommateurs. Les grossistes étaient évidemment le genre de « problème » auquel la NRA devait apporter une solution, puisqu’aux yeux de l’entourage de FDR ils faisaient du profit sur le dos des consommateurs en leur fournissant peu en retour. Qui plus est, les préjugés contre les intermédiaires sont historiquement difficiles à séparer le l’antisémitisme, puisque les Juifs ont joué de rôle depuis longtemps et ont été les principales victimes de l’ignorance du rôle créateur de valeur du commerce.

Plus important à notre histoire est le fait que les Schechter étaient des bouchers casher. Les lois juives de la cacherout ont de nombreux objets. Parmi eux, elles spécifient comment abattre en toute sécurité des animaux et utiliser leurs carcasses pour éviter diverses maladies. Aussi, elles imposent un certain nombre d’obligations éthiques sur la manière de traiter les animaux que nous abattons et mangeons. Les dispositions sur la manière d’abattre les animaux et sur ce qui peut être mangé et ce qui ne peut pas l’être aidait les Juifs à éviter des pratiques et des animaux potentiellement malsains, et signalait que les animaux vendus ont été inspectés par des autorités reconnues par la communauté, en l’occurrence des rabbins formés à s’assurer que les vendeurs suivaient les règles bibliques. Un boucher casher certifié a l’équivalent d’un label de qualité décerné par les membres les plus respectés de la communauté locale.

La tuberculose était le principal problème avec les poulets, rendant cruciale une inspection des poumons afin de s’assurer qu’ils étaient lisses et donc sains. Le mot « glatt » dans l’expression « glatt casher » signifie « lisse », ce qui assure aux clients qu’aucun signe de tuberculose n’a été trouvé. Chose importante, les clients des boucheries cashers pouvaient choisir les oiseaux qu’ils voulaient acheter, leur donnant la possibilité d’appliquer la cacherout jusque dans leurs choix d’achats. Même si les oiseaux étaient certifiés casher par une autorité rabbinique, les clients pouvaient aussi exercer leur propre jugement sur la qualité des poulets, ce que les bouchers casher permettaient pour attirer les clients.

L’abattage direct ou la prison

Le problème des Schechter était que la section 2 de l’article 7 du « Code de Concurrence Loyale pour l’Industrie de la Volaille Vivante pour la Zome Métropolitaine de et autour de la Ville de New York », émis par le NRA et dont le nom sonne comme si il était tiré tout droit d’Atlas Shrugged, rendait obligatoire « l’abattage direct » (en anglais, « straight kiling », NdT), ce qui signifiait que les clients ne pouvaient pas sélectionner des oiseaux précis dans un poulailler. Au lieu de cela, ils devaient choisir la moitié ou l’intégralité d’un poulailler entier. Le code contredisait ainsi la cacherout de manière directe. Ce qui mettait les Schechter dans une position intenable : obéir au New Deal ou obéir à la cacherout. Dans le premier cas, ils perdaient leurs clients ; dans le second, ils se faisaient arrêter.

En Juin 1934, le gouvernement Roosevelt a étendu les inspections du NRA, et les poursuites ont commencé pour de bon. L’industrie de la volaille était ciblée parce qu’elle était soupçonnée de corruption. Il faut noter que personne ne pensait que la corruption ait causé la Grande Dépression, et la loi en parlait peu. Comme souvent, le pouvoir endossé par l’État pour un objectif donné est facilement utilisé dans d’autres buts, plus fourbes. Cet été-là, des agents fédéraux ont envahi l’entreprise des frères Schechter. En juillet, un grand jury a donné une liste de 60 accusations à leur encontre, dont « menaces de violence envers des agents et inspecteurs », ou des violations des règles du Code au sujet des horaires et de la paie. Plus important, ils ont été accusés d’enfreindre les règles concernant la sélection des poulets et de vendre délibérément un poulet impropre à la consommation. Ils ont aussi été accusés de mener une « conspiration pour transgresser le Code du NRA ». Comme le note Shlaes ; étant accusés de vendre un poulet malade, ils ont été étiquetés non seulement de délinquants, mais aussi de mauvais Juifs.

Au cours du premier procès pénal, à la suite du quel les frères ont été déclarés coupables et condamnés à plusieurs mois de prison, le ministère public a tenté de les faire passer pour des péquenauds. Quand ils ont fait appel, les media ont utilisé les clichés antisémites habituels pour les faire passer pour fous d’avoir bravé le gouvernement fédéral tout-puissant, y compris en invoquant des stéréotypes antisémites contre leur avocat, Joseph Heller. Shales offre davantage de détails dans son chapitre ; la plupart des tentatives de faire passer les Schechter pour stupides se sont retournées contre le procureur, ces tentatives montrant à quel point les frères connaissaient leur marché, et à quel point le NRA était ignorant. Les Schechter n’étaient pas la seule affaire dans le collimateur de la justice, mais ils étaient parmi les plus gros, et avaient le plus de charges retenues contre eux.

En même temps, les critiques contre le NRA ont augmenté, notamment de la part des Afro-Américains, qui ont vu avec justesse les tentatives d’augmenter les salaires minimaux comme un moyen d’exclure les travailleurs noirs du marché. Le Chicago Defender, journal local adressé aux Noirs, appelait le NRA « Negro Run Around » et « Negro Removal Act » (littéralement, « Contournement des Noirs » et « Loi de Suppression des Noirs », NdT). Le mal infligé par le NRA aux travailleurs noirs entre dans une histoire plus longue de la manière dont la réglementation du marché du travail a été utilisée à des fins racistes. (Cf. l’article d’Art Carden et moi-même dans le Freeman d’octobre 2011, intitulé « Eugenics : Progressivism’s Ultimate Social Engineering »).

Le Mai 1935, la Cour Suprême entendit les plaidoyers des deux parties. Celle de l’État fédéral reposait largement sur le principe des « pouvoirs d’urgence » : il y avait une crise nationale, et l’État devrait avoir tous les pouvoirs nécessaires pour la combattre. Ce qui était en jeu était l’interprétation de la Clause de Commerce, censée limiter le pouvoir du Congrès de réglementer le commerce aux seules transactions entre États. L’État avançait que l’entreprise des Schechter devait être considérée comme un commerce entre États à la lueur de la Dépression, tandis que l’avocat des Schechter répliquait à la fois que l’entreprise n’était pas inter-États, et surtout que les Schechter n’avaient jamais contresigné le Code du NRA, qui interférait avec leur capacité de servir correctement leurs clients. Comme Shlaes le montre, l’avocat Heller prenait soin d’expliquer les pratiques de la cacherout de façon à ne pas les faire apparaître comme trop juives, encore une fois par peur de l’antisémitisme.

Une partie de l’échange entre les juges suprêmes et Heller portait sur ce que l’abattage direct signifiait pour les clients, menant à un débat sur la manière d’accéder aux poulaillers. La réaction de la Cour était essentiellement de l’amusement face à l’absurdité du Code, à la fois dans son niveau de détail et dans ce qu’il imposait aux producteurs et aux consommateurs.

Une décision unanime

Le 27 Mai, la Cour a unanimement décidé que la NIRA violait effectivement la Clause de Commerce, et que même dans des « conditions extraordinaires », le Congrès ne pouvait pas outrepasser ses limites constitutionnelles. Précisément, le Congrès n’avait pas de pouvoir légitime de déléguer au NRA ce qui revenait à un pouvoir législatif.

Ce procès (et un autre, qui concernait le AAA) a mis fin aux dispositions les plus radicales de ce que les historiens appellent le « premier New Deal ». La réaction de FDR à cette décision était sa fameuse réplique où il accusait la Cour de « ramener le pays à l’âge des carrioles à chevaux ». Ce sentiment était une des raisons pour lesquelles Roosevelt a plus tard proposé sa réforme de la cour, visant à augmenter son nombre de membres (pour y faire entrer des juges nommés par lui, afin de lui donner une majorité, NdT). Cette affaire était l’une des dernières décisions de la Cour Suprême à se tenir à la lecture stricte de la Clause de Commerce. Et les mêmes questions sont en jeu contre la loi sur le système de santé du gouvernement Obama.

De nombreuses leçons peuvent être tirées de l’histoire des frères Schechter, et notamment à quel point la jurisprudence de la Cour Suprème a évolué au cours des années. A l’époque, le Congrès devait prouver que la Constitution lui octroyait les pouvoirs qu’il exerçait, et la Cour ne plaçait pas la charge de la preuve sur ceux qui affirmaient que l’exercice de tel ou tel pouvoir est anticonstitutionnel.

Quoi qu’il en soit, l’histoire des Schechter amène d’autres questions. Pourquoi n’est-il pas mieux connu, surtout auprès des Juifs américains, que les propriétaires immigrants et opprimés d’une petite entreprise ont triomphé d’un État qui leur niait le droit de faire leurs affaires selon un code religieux et éthique plusieurs fois centenaire ? Après tout, c’est une histoire classique d’héroïsme juif : un groupe de Juifs assiégés par l’État triomphant miraculeusement de l’oppression en restant fidèles à leurs croyances.

Il semble que l’amour démesuré que les Juifs américains ont eu envers FDR est une explication probable. Il peut être difficile de tenir pour des héros les hommes qui ont aidé à mettre à bas le premier New Deal. L’amour des Juifs américains pour FDR est un peu un mystère quand on considère le refus de son gouvernement d’aider les Juifs à fuir l’Allemagne nazie au début de la Shoah.

L’histoire des frères Schechter soulève des questions importantes sur le pouvoir de l’État. C’est une histoire qui attend toujours d’être contée dans son entièreté.

Sur le web. Traduit de l’anglais par Benjamin Guyot pour Contrepoints.

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