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Ils sont trois frères,
trois métèques comme ils le disent eux-mêmes : un tiers grecs, un tiers
italiens, un tiers australiens – parfois, cela fait sourire. Christos Tsiolkas,
lui-même d’origine grecque mais né en 1965 sur le sol australien où ses parents
ont immigré, observe son île-continent et y trouve une société à la dérive. On
avait pu lire déjà La gifle. Jesus Man est un roman antérieur,
publié en 1999, et qui se déroule dans les années précédant son écriture. Il
n’en est pas moins empreint de la violence qui dresse les hommes contre les
hommes et mine la base de leur « vivre-ensemble », comme l’on dirait
aujourd’hui.
Les fils Stefano
rencontrent toutes les ambiguïtés d’une population composite. Entre les
Aborigènes qui ont été dépossédés d’une terre dont ils n’avaient pas conscience
d’être les propriétaires, les descendants des premiers émigrés européens – pour
la plupart un ramassis de canailles –, et les derniers venus d’un peu partout,
les tensions sont vives. Exacerbées, aussi, par des partis politiques ou des
groupements moins structurés qui prônent, en le disant plus ou moins
explicitement, la supériorité de la race blanche. Excluant dans le même
mouvement les habitants d’origine et les arrivants récents.
Un graffiti résume, à
grands traits, la tension : « Vieille
Australie blanche veut la guerre / Jeune Australie blanche veut la paix /
Vieille Australie noire veut la paix / Jeune Australie noire veut la
guerre ».
Maria, la mère des trois
frères, est dotée d’une solide colonne vertébrale politique, renforcée par ce
qu’elle a vécu en Grèce avant de la quitter. Ses enfants en ont en partie
hérité, mais ils sont plus étonnés qu’indignés par l’intolérance. En réalité,
ils n’y comprennent rien.
De
la même manière qu’on ne comprend rien, ou pas grand-chose, à la personnalité
de Tommy, le deuxième fils, celui auquel le romancier consacre la plus longue
partie de son livre. Le lecteur a le droit de ne pas comprendre : Tommy
lui-même ne se comprend pas. Au début, rien de grave. Il travaille comme graphiste
dans une entreprise. Son amie Soo-Ling, d’origine chinoise, lui apporte une
certaine sérénité. Tommy parvient à ne pas être débordé par ses contradictions,
notamment sexuelles. Du moins jusqu’au moment où il perd son travail, quitte
Soo-Ling et laisse libre cours à ses pulsions. La pornographie remplace l’amour
et prend toute la place dans sa vie. Tommy vire à l’épave, il le sait et
déteste ce qu’il fait, ce qu’il est. Sa colère est immense, autant que le
besoin de jouir le rend triste, une fois passé le bref moment de soulagement.
Cette schizophrénie devient délirante, jusqu’au meurtre et au suicide.
Lou,
le plus jeune des fils, obsédé par la disparition de son frère (et par la
manière choisie) ne cessera d’essayer de comprendre. Il n’y arrivera pas
davantage que Tommy lui-même ou que le lecteur. Ce qui est arrivé, et qu’on
voyait pourtant venir, restera opaque, l’aventure tragique d’un homme perdu
dans une société perdue. Où la religion, qui fut souvent le dernier recours,
n’est plus qu’une ruine où s’égarent ceux qui croyaient se retrouver.
Accablé
par le poids de ses questions, Lou sera parfois tenté d’emprunter les voies
dangereuses suivies par son frère. Il n’est guère moins complexe. Et son
homosexualité mieux assumée n’empêche pas quelques impasses.
Jesus
Man est
un roman dur, dans lequel on étouffe parfois presque autant que ses
personnages. Mais il faut traverser avec eux toutes les difficultés pour
s’approcher, autant que possible, de leurs angoisses.