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"Une pièce de théâtre doit être le lieu où le monde visible et le monde invisible se touchent et se heurtent" (Arthur Adamov).

Publié le 13 janvier 2014 par Christophe
Une pièce ? Non, même pas, mais un conte. Oui, un véritable conte, peut-être même plusieurs rassemblés dans un recueil et sous la forme d'un roman de fantasy. Dans un contexte particulier, puisque nous allons partir en Chine, à plusieurs époques, et qu'il sera aussi beaucoup question de théâtre, et même de spectacles vivants, pour employer un vocable actuels. Avec "Porcelaine, la légende du tigre et de la tisseuse" (publié aux Moutons Eléctriques, remarquable maison d'édition), Estelle Faye, dont c'est le deuxième livre, nous émerveille dans cette histoire pleine de magie et de beauté, avec un trio de personnages centraux tout à fait fascinant...
Xiao Chen est né dans un village de Chine, au pieds des montagnes du Hunan, au IIIème siècle de notre ère. Il est le fils du potier de son village, un homme au talent connu et reconnu, dont les réalisations ornent les plus grandes tables des cours et des puissants. L'adolescent admire son père, mais il n'a pas montré les qualités nécessaires pour apprendre cet art... Lui, rêve d'autres choses...
Pourtant, il sert au mieux son père, prenant très au sérieux les tâches qui lui sont confiées, comme les corvées de bois régulières, nécessaires pour entretenir le feu dont a besoin le potier. Et il en faut du bois, pour cela ! A tel point que les bûcherons du villages ont sérieusement remodelé le paysage aux alentours du village.
Jusqu'au jour où la nature et la montagne décident de ne plus se laisser faire... Les hommes qui viennent encore une fois couper du bois en grande quantité sont violemment attaqués par des singes. Puis, la pluie tombe en abondance et, profitant des versants déboisés, provoque des coulées de boue dévastatrices...
Les villageois doivent se replier dans un campement de fortune, installé à proximité d'autres fours... Et le potier veut aussitôt reprendre son activité, comme indifférent à la situation extérieure compliquée. Et, surtout, comme si sa vie en dépendait... Xiao Chen décide alors de lui procurer le combustible qu'il réclame.
Une bonne volonté louable mais qui va avoir des conséquences terribles. Dans sa quête, Xiao Chen va subir une malédiction qui lui vaut de se retrouver avec un visage de tigre... Un maléfice qui va le mettre peu à peu au ban d'un village où pourtant tout le monde le connaît... Une seule solution, quand l'agressivité monte : partir... Il n'emmènera avec lui qu'un baluchon et un écrin, contenant un cadeau de son père, sans doute sa plus belle réalisation, et qui sera fort utile à Xiao Chen...
Le destin, est-ce lui, ce coquin ?, va mettre sur le chemin du vagabond au visage félin une troupe de comédiens ambulants qui va l'adopter immédiatement. Il va y devenir un artiste à part entière, avec son visage si réaliste et un talent certains pour la danse et les jeux de scène... Commence une nouvelle vie pour le jeune homme, qui va apprendre aussi à se dissimuler, comme pour oublier qui il est, d'où il vient, et se fondre complètement dans le personnage de l'homme-tigre...
Et commence une errance dont il n'imagine pas qu'elle va durer longtemps, très longtemps...
Au cours de cette vie si particulière, Xiao Chen doit cacher son visage, porter un masque et éviter de montrer aux autres qu'il ne porte pas un maquillage raffiné... Difficile, et surtout pesant, pour un jeune homme déraciné à qui il devient compliqué de nouer des relations. Pourtant, il va faire deux rencontres fondamentales, qui vont bouleverser sa vie...
Ces deux rencontres, ce sont deux femmes. Deux femmes aussi différentes qu'on puisse l'imaginer, dans leur apparence, leur façon d'être, leurs origines, aussi, mais qui vont ressentir de forts sentiments pour Xiao Chen. Deux relations incroyables qui feront osciller le comédien entre bonheur et malheur, entre drame et histoire d'amour...
"Porcelaine" est un roman très difficile à raconter, j'essaye de rester le plus vague possible dans ce résumé tout en vous donnant envie de le découvrir, car je me suis régalé. Il me faut quand même dire quelques mots de ces deux femmes qui, par moments, ont même plus d'importance dans le récit que Xiao Chen.
Il y a d'abord Brume de Rivière, dont l'histoire, lorsqu'on fait sa rencontre, aurait presque de quoi tirer les larmes. Car, si Xiao Chen n'a pas rejoint la troupe par plaisir, Brume de Rivière en est carrément prisonnière... Fille d'un humain et d'une fée, elle se languit de pouvoir vivre comme elle l'entend, soumise à un charme qui la restreint dans ses pouvoirs...
Son entente avec Xiao Chen va devenir une certaine complicité et, avec l'aide du jeune homme, elle va respirer un peu plus, se sentir mieux, participer à ses aventures (et elles sont nombreuses), jusqu'à une entraide mutuelle très importante... Chacun va influer de manière très importante sur la vie de l'autre, le genre de geste qui vous rend redevable...
Et puis, plus tard, bien plus tard, il y aura Li Mei. C'est elle, la tisseuse de la légende. Et si sa rencontre avec Xiao Chen ne se passe pas dans les meilleures conditions, la jeune femme va apprendre à connaître le jeune homme, à l'apprécier, à le comprendre, à voir au-delà de ce visage qu'il cache, même à ses plus intimes compagnons...
Contrairement à Brume de Rivière, Li Mei est une femme tout ce qu'il y a de plus ordinaire, si ce n'est un réel talent pour la couture. Mais c'est aussi une femme discrète, pour ne pas dire effacée, timide à l'extrême, au point de se retrouver un peu perdue au sein de la troupe de Xiao Chen. Et puis, elle va se révéler à elle-même, se dépasser et, sans doute poussée par la meilleure des propulsions, l'amour, elle va devenir une héroïne véritable...
Pardon si ce résumé n'est pas d'une grand clarté, mais "Porcelaine" est un roman très délicat à raconter. Je pourrais vous dire que c'est la lutte de deux femmes pour gagner le coeur d'un homme, mais, là, ce serait bien trop restrictif. De même, j'essaye de ne pas donner trop de détails, car certains aspects sont ou inattendus ou très joliment amenés...
Précisons que ce livre se déroule sur 3 époques différentes et que cela complique encore le résumé... Bref, vous ne serez pas au bout de vos surprises avec ce livre. Car, plus qu'un roman, "Porcelaine" est un magnifique conte, servi par une belle écriture et une imagination foisonnante. Estelle Faye prend son lecteur par la main et l'embarque dans une folle sarabande qui le laisse à bout de souffle...
Il y a dans ce livre du Pinocchio, de la Belle et la Bête, de l'Alice au pays des merveilles, même, mais tout cela est marié au raffinement de la culture asiatique, à son imaginaire particulier... Un vrai pont est tendu entre les cultures occidentales et orientales, et l'on va de monstres terribles, d'un gigantesque serpent à des goules effrayantes, jusqu'à des situations plus folles ou plus poétiques, comme cet endroit étrange où se dresse des mûriers géants... Vraiment, croyez-moi, on ne s'ennuie pas un instant, on est sans cesse surpris par la créativité de l'auteure...
Et puis, il y a cette richesse des couleurs, des étoffes, des matières, tout est si tactile, sensuel, c'est vraiment un bonheur de lecture qui stimule tous les sens et donne à voir au lecteur. En cela, il m'a rappelé un recueil de contes chinois et tibétains que ma grand-mère me lisait quand j'étais enfant. J'ai retrouvé dans "Porcelaine" cette richesse des détails, ces vêtements chamarrés, ces histoires qui font rêver ou trembler, auxquelles il faut ajouter la musique, les danses, les acrobaties, la magie, omniprésente, bien sûr, mais aussi les maquillages...
Car, ne l'oublions pas, nous sommes, dans la plus grande partie du roman, aux côtés d'une troupe de comédiens... Or, et j'ai encore une fois la chance d'avoir trouvée la citation parfaite pour illustrer ce billet, ce n'est pas un hasard : "Porcelaine" est un roman sur le théâtre comme passerelle idéale entre ce monde invisible, désormais, qu'on appelle le merveilleux et la réalité.
Tout concourt à cette rencontre, mais aussi à leur affrontement, symbolisé par ces deux femmes, Brume de Rivière qui est issue de ce monde de créature étrange et mirifique, et Li Mei, parfaite représentante de notre humanité... Entre elle, Xiao Chen qui fait vraiment la bascule : humain marqué par une malédiction, mais plus que cela, puisqu'il a atteint l'immortalité (non, n'insistez pas, je ne vous dirai pas comment !).
Et, pour les rassembler, tous les trois, le théâtre... Brume de Rivière joue aux côtés de Xiao Chen, au début de son aventure nomade, Li Mei, elle, va travailler d'arrache-pied pour habiller, et avec magnificence, les troupes successives qui accompagneront Xiao Chen. Et, lorsqu'ils ne sont pas sur scène, alors, la magie opère dans leurs vies, pour le meilleurs comme pour le pire...
Car Xiao Chen n'est pas juste un comédien. Il a une histoire particulière qui lui permet de relier aussi des époques très différentes. Et, entre la première et la troisième, une changement notable : le merveilleux a changé de place dans les sociétés. Au début de "Porcelaine", les bûcherons ne sont pas surpris de la réaction de la montagne, d'abord, ça leur est naturel, les esprits sont présents, les créatures aussi, et si Xiao Chen est chassé, ce n'est pas pour son visage de tigre, mais parce qu'il est un tigre et donc possiblement dangereux...
Tout au long de cette première partie, le merveilleux est partout, sans que cela provoque une quelconque crainte. Les émotions sont suscitées par ce qu'on voit ou croise, mais pas par le fait que ça existe... Tout cela est on ne peut plus normal... Et même si Xiao Chen cache son visage, c'est d'abord à cause du tigre, pas de l'allure que cela lui donne.
Mais, dans la deuxième époque, déjà, on sent qu'un certain matérialisme a gagné du terrain, Xiao Chen se cache parce qu'il est différent, serait sans doute chassé si l'on découvrait son visage. Lui-même a honte de ce qu'il est, et peu importe l'apparence, il se considère comme une anomalie... Quant à Li Mei, elle va se retrouver confrontée à moult phénomènes qui la dépassent et auxquels elle ne s'attend pas du tout... Elle a du cran...
Alors, tout n'est peut-être pas aussi net que ce que je viens de décrire, mais la frontière entre merveilleux et réel est plus nette dans la deuxième partie du roman. Et le théâtre devient alors une représentation pour permettre au commun des mortels d'accéder à ce merveilleux qui ne lui est plus si familier...
Xiao Chen s'entend même demander s'il n'en a pas assez de vivre dans l'illusion, s'il ne veut pas rejoindre la réalité, marquer l'Histoire... Bien sûr, le contexte de cette discussion et la personne qui dit cela est important et colore ces remarques d'une nuance spéciale. Mais elle exprime aussi la pensée du moment, tandis que Xiao Chen a connu une cohabitation parfaite (pas toujours sereine, mais naturelle) entre les deux mondes désormais séparés.
Pourtant, ce merveilleux, semble nous dire Estelle Faye par la bouche de ses personnages, est là, à portée de la main... Xiao Chen ne cesse de faire des allers-retours entre ces deux mondes, ballotté comme une coquille de noix sur une mer démontée, malmené par les faits, écartelé entre deux femmes qui se disputent son coeur, alors qu'il semble incapable, non pas de choisir, ce n'est pas le propos, mais de réaliser et d'accepter ce qu'il provoque chez elles...
Un pantin, voilà ce que devient Xiao Chen, comme si le comédien avait pris le dessus sur l'homme, lui confisquant toute autonomie en dehors de la scène... Dans la dernière époque, c'est encore plus frappant, il n'a absolument pas conscience, même si ce n'est pas de sa faute, le pauvre, du duel qui se déroule et dont il est l'enjeu principal...
Pourtant, sa position de lien entre les mondes et les époques bouleverse la donne. Et le destin tissé pour (plutôt que par) Xiao Chen semble autant rassembler les deux femmes que les opposer et, à travers elles, les deux mondes dont elles sont issues, le merveilleux et le monde humain. Il est l'élément qui rend, de nouveau, indissociables ces mondes séparés.
J'ai déjà abordé ce thème du merveilleux à portée de main, du fait que notre monde ait été, il y a longtemps, parfaitement équilibré entre merveilleux et réalité, sans que cela ne pose aucun problème... Encore une fois, avec "Porcelaine", j'ai eu l'impression que Estelle Faye nous disait d'y croire, que ce merveilleux est là, tout proche, même si nos yeux ne sont plus préparés à le voir. Qu'il suffirait de pas grand-chose pour retrouver cette perception et en faire un acquis... A condition de le vouloir...
Et de remettre tant de nos certitudes philosophiques, religieuses, scientifiques, bref, tout ce qui relève du savoir humain et qui bride notre imaginaire, l'enferme dans un quotidien fade, de carton-pâte, même pas digne de servir de décors à la scène sur laquelle Xiao Chen et ses amis ont l'habitude de donner leur spectacle...
Tiens, pour aller encore dans ce sens, faisons un peu d'étymologie ! Mais si, vous allez voir, c'est parfait !! Les origines des mots "théâtre" et "spectacle" nous renvoie à la notion de regard, à nous de savoir regarder autour de nous pour faire se retrouver le merveilleux perdu et lui redonner sa place dans la réalité et plus seulement dans le rêve (comme en procure la lecture de "Porcelaine", d'ailleurs)...
Rien d'étonnant, alors, à ce que Shakespeare, ait écrit dans sa comédie "Comme il vous plaira" : "le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs. Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles". Estelle Faye, dans la lignée du grand William, rend le plus beau des hommages au théâtre et nous montre la voie pour sortir de la grisaille du réel et redonner des couleurs chatoyantes à nos existences...

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