Aujourd’hui, je veux prendre le temps de vous présenter Gordon Matta-Clark, artiste conceptuel, dont la pratique et la pensée n’ont cessé d’influencer bon nombre d’architectes, d’urbanistes et d’artistes.
Gordon Matta-Clark, Bingo, 1974
Fils du peintre surréaliste Roberto Matta, Gordon Matta-Clark (1943-1978, New York), a été l’une des figures majeures de la scène artistique américaine des années 1970, connu pour ses démantèlements architecturaux spectaculaires. Malgré sa mort prématurée à l’âge de 35 ans, Gordon Matta-Clark laisse derrière lui une production artistique remarquable, au cours d’une carrière d’une dizaine d’années. Après avoir commencé en 1962 une formation d'architecture à l'université Cornel, qu’il abandonnera un an plus tard, il débute des études sur la littérature française à la Sorbonne. Au cours de ces années universitaires parisiennes, il fait la connaissance de philosophes français déconstructivistes et situationnistes comme Guy Debord, rencontres qui lui permettront par la suite d’alimenter sa réflexion autour des questionnements portant sur l’architecture.
Gordon Matta-Clark, Bingo, 1974
Le déconstructivisme, mouvement artistique touchant particulièrement à l’architecture, s’est opposé durant les années 1970 à la rationalité ordonnée de l’architecture moderne. Les théories déconstructivistes vont alors permettre à Gordon Matta-Clark d’asseoir sa critique concernant l’architecture. Tout au long de son œuvre, il va dénoncer l’enseignement de l’école et les théories classiques de l’architecture, en rejetant les principes de fonctionnalité et d’ornementation et préférant la confrontation directe de l’artiste sur le bâtiment. Ces travaux vont établir comme l’explique Dan Graham, « un dialogue entre l’art et l’architecture ». Gordon Matta Clark n’aura de cesse de prendre l’architecture à contre pied, en déconstruisantet en découpant les immeubles abandonnés et voués à être démolis. Plutôt que bâtir, échafauder, empiler, Gordon Matta Clark soustrait des morceaux de murs afin de révéler, depuis la rue, la structure interne du bâtiment et d'en briser les rapports d'échelle habituels.
Gordon Matta-Clark, Splitting, 1974
Cependant, Gordon Matta-Clark rejette toute considération de ses travaux comme destructeurs, et insiste sur le fait que la destruction ne se révèle être qu’une étape de son processus. Son geste n’est porteur d’aucune violence mais marque sa volonté de transformer un espace donné en une expérience visuelle et spatiale. L’expérience du corps est donc au centre de ses dispositifs se rapportant à l’espace.
Gordon Matta-Clark, Splitting, 1974
L’expansion immobilière qui a lieu au cours du 19ème siècle grâce à la propagation du système capitaliste et surtout aux nouvelles prouesses techniques, entraîne une répercussion sur la pratique architecturale qui ne cesse de se trouver de nouvelles solutions pour construire toujours plus. Opposé à toute accumulation ou surenchères architecturale, opposé donc au progrès qui restructure constamment les villes, Gordon Matta-Clark fait le choix de s’attaquer à des bâtiments résiduels qu’il considère comme des déchets, des pertes d’espaces. Ce choix permet ainsi de rapprocher son travail à la notion d’Anarchitecture décrite par Mary Jane Jacob comme étant « une approche anarchique de l’architecture, marquée physiquement comme un effondrement des conventions à travers une méthode de "déconstruction" ou de "déstructuration" afin de créer une structure architecturale et philosophique comme une approche révolutionnaire qui cherchait à révéler, grâce à l’art, les problèmes sociaux. »1. C’est notamment ce que l’on peut percevoir à travers le projet Reality Properties : Fake Estate (1973) pour lequel il fait l’achat aux enchères publiques de New York de cinq espaces résiduels. Il fait par la suite documenter ces parcelles achetées, dont certaines ne mesuraient qu’un mètre carré quand d’autres étaient inaccessibles. À propos d’une parcelle coincée entre deux immeubles, il dit : « On ne peut pas y accéder et cela ne me dérange pas. C’est une qualité intéressante. Il s’agit d’une chose dont on peut être propriétaire mais dont on ne peut pas faire l’expérience. Les acheter était en quelque sorte ma participation à la bizarrerie des lignes de démarcation existantes. La propriété est partout. La notion de propriété est déterminée par son facteur d’utilité »2. Par cet achat, Gordon Matta-Clark montre la volonté de l’homme de posséder un bien à tout prix, même lorsque celui-ci est inhabitable. Ce projet est révélateur d’une attitude basée sur le gaspillage et le déchet, et donc d’une conception sociale de l’urbanisme. Il considère l’architecture comme une entreprise prétentieuse, car l’architecte, empreint par la société capitaliste n’a pour seul rôle que de construire des clapiers sous les ordres d’un entrepreneur. On comprend ainsi que sa pensée ait été également guidée par les théories situationnistes opposées aux dictatures des marchandises. Gordon Matta-Clark était contre l’idée que l’architecture puisse en devenir une.
Gordon Matta-Clark, Splitting, 1974
En agissant sur le bâtiment, ilmontre la manière dont les habitants occupent l’espace compartimenté. Les locataires se plient donc à l’espace imposé par l’architecte et par le promoteur. Ses découpes révèlent la contrainte de l’individu. L’artiste veut avant tout révéler au public les lois de la propriété et le processus de la containérisation auquel est soumis l’espace urbain. C’est notamment ce que l’on peut voir à travers son projet Bingo réalisé en 1974 pour lequel il découpe une maison sous toutes ses coutures, donnant ainsi la possibilité aux passants de voir une partie de l’intérieur.
Gordon Matta-Clark, Splitting, 1974Ses découpes révèlent « comment est fabriquée une surface uniforme ». Sa volonté est de transformer « une condition statique de l’architecture » en une expérience déstabilisante et dynamique du bâtiment et de l’espace urbain.
Gordon Matta-Clark, Conical Intersect, 1975
Son œuvre est donc politique puisqu’en décloisonnant le bâtiment, il tente d’ouvrir des failles du système architectural. Ses actions ont donc deux buts : celle de bouleverser les repères des citadins en dévoilant ce qui n’est pas vu ou "plus" vu et celle de faire percevoir autrement son environnement bâti. En s’attaquant à un bâtiment, l’artiste travaille sur l’histoire du lieu et s’inscrit dans la mémoire de celui-ci au travers des habitants. Ses interventions éphémères marquent nécessairement l’histoire d’un quartier, bien que les bâtiments neufs ne conservent aucune trace de ces actions. Son œuvre emblématique Splitting (1974) a été réalisée à Englewood dans le New Jersey. C’était un quartier à prédominance noire, qui devait être démoli pour laisser place à un projet de rénovation urbaine qui ne fut jamais achevé. Cette intervention montre une fois encore l’implication de l’artiste par rapport aux questions sociales. La maison a été découpée « sous toutes les coutures » aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur.
Gordon Matta-Clark, Conical Intersect, 1975
L’immeuble va donc devenir pour l’artiste un matériau et un support de création, par lequel il va transformer l’architecture en sculpture, en tranchant littéralement dans les murs, les cloisons ou les sols. En ce sens, bien qu’il retire de la matière, Gordon Matta-Clark fait figure de « constructeur » parce qu’il façonne le vide.
Conical Intersect a été réalisé dans le cadre de la biennale de Paris en 1975 dans un immeuble en phase de démolition en face du Centre Pompidou alors en pleine construction. Pour ce projet, il effectue une percée conique, comme un périscope dirigé à l’intention des gens dans la rue et qui permettait de voir l’alignement de la tour Eiffel et du nouveau Centre Pompidou. Ces percées métamorphosent les bâtiments en espaces dangereux et afonctionnels désormais définis par la liaison vertigineuse entre sol et plafond. Il déconstruit l’intégrité même du bâtiment. Les bâtiments prennent la forme de sculpture expressionniste ou surréaliste grâce aux figures géométriques qu’effectue l’artiste.
Gordon Matta-Clark, Conical Intersect, 1975Gordon Matta-Clark utilise, en les détournant, ses connaissances et ses savoirs-faire d’architecte au service d’un projet radical, nommé « anarchitecture ». Le bâtiment dicte ses contraintes et impose ses règles, cela demande donc à l’artiste d’avoir une grande compréhension et un profond respect des structures. Ses destructions donnent réellement l’impression de frôler l’effondrement tout en restant solidement érigé.
1 Mary Jane Jacob, Gordon Matta-Clark A Retrospective, Chicago, Musée d’art contemporain, 1985, p. 107.
2 Judith Russi Kirshner, “The idea of community in the work of Gordon Matta-Clark”, Gordon Matta-Clark, Londres, Phaidon, 2006, p. 315
Marine.