© Blaues Sofa
Magazine Humeur
Chère cousine,
Non, je ne te donnerai pas la recette traditionnelle de la quenelle tout aussi traditionnelle. Et tu ne connaîtras pas mes bons plans pour me faire livrer des croissants à la pointe du jour. En revanche, as-tu lu quelque part l'annonce, faite par Günter Grass, qu'il n'écrirait plus de romans? L'année dernière, c'était Philip Roth qui avait fait la même déclaration, si je me souvient bien...
D'un côté, on s'en fout un peu. Les romanciers, ça va, ça vient, chacun est unique mais il s'en découvre sans cesse de nouveaux et, d'ailleurs, comment faire pour les lire tous, même si on voulait se contenter des meilleurs? Bien sûr, Günter Grass et Philip Roth, ce n'est pas rien, même si l'un a eu le Nobel et l'autre, non. Pour le plus frais des retraités, je me souviens quand même de quelques grands chocs. Le chat et la souris, d'abord, si la chronologie des lectures a laissé des traces fiables. Probablement n'avais-je pas osé me lancer d'emblée dans Le tambour? Quand j'y ai plongé, en revanche, ce fut quelque chose comme une épreuve dont je suis sorti plus confiant dans le pouvoir de la littérature. Et la suite...
Mais je ne vais pas non plus me lancer dans un cours, que je serais d'ailleurs bien incapable de faire sans reprendre ses livres, sur Günter Grass. Ce que je voulais surtout te dire, chère cousine, c'est que ces deux écrivains, en disant qu'ils n'écriraient plus de romans, ont mis l'accent sur le travail, l'investissement que représente cette écriture au long cours, puisant à des sources multiples et impliquant le travail sur la langue (pour les meilleurs d'entre eux, mais ces deux-là peuvent difficilement être soupçonnés de facilité).
Quand tu lis un excellent roman, tu ne penses généralement pas à tout ce qu'il y a en amont comme questions, comme doutes - parfois comme certitudes aussi, pour une phrase ou deux, pour une articulation capable de séduire même celui qui l'a installée. Les lourdes machines de fiction, si longues à ébranler, et puis qui t'arrivent avec la légèreté de leur réussite...
Je pense à un reportage qui m'avait amené à passer une journée en compagnie de danseuses et de danseurs, tout un ballet qui travaillait à un spectacle dont une représentation était donnée le soir. J'ai souffert avec eux pendant des heures, à les voir répéter les mêmes gestes épuisants sans espoir d'en avoir fini avant de tomber de fatigue, sans espoir non plus d'arriver à la perfection du mouvement tant les corps semblaient, au fil du temps, de plus en plus écrasés au sol, incapables de trouver encore l'énergie aérienne qu'ils cherchaient pourtant. Le soir, je craignais le pire pour le spectacle. Et c'était magique...
J'espère bien retrouver quelque chose de cette magie dans les livres qui m'attendent. Et je te souhaite la même chose, chère cousine, en t'embrassant,
ton cousin.