Il m’arrive très souvent d’être honteuse de ne pas connaître un auteur sur lequel sont soudainement braqués les projecteurs, soit il vient d’obtenir une prestigieuse reconnaissance, soit il vient de mourir. D’autant plus lorsqu’il s’agit d’un Canadien ou d’un Québécois. Imaginez quand on a annoncé la remise d’un Nobel à Alice Munro, une Ontarienne!
À ma décharge, il faut dire que je ne suis pas friande de recueils de nouvelles, la spécialité de madame Munro. Peut-être puis-je aussi me cacher un peu derrière le fait scandaleux que peu de ses livres sont traduits en français (ce qui devrait changer à présent, du moins on peut l’espérer).
Mais, trêves d’excuses. Plusieurs savent que mon homme m’offre à Noël une pleine caisse de bouquins couronnés par un prix durant l’année qui précède ou dont l’auteur s’est vu nobélisé. Caisse que je pousse au fond de la valise de la voiture et que j’emporte avec gourmandise en Floride. Dans cette boîte, Les Lunes de Jupiter que Munro a publié en 1977 en version originale anglaise sous le titre de The Moons of Jupiter.
Le recueil compte 12 nouvelles dont la longueur varie entre 20 et 50 pages dont chacune met en scène des femmes de différents âges, ainsi que la microsociété qui gravite autour. Des histoires qui pourraient être celles de tout le monde, de nous-mêmes, des gens qui nous entourent. Pas de grandes tragédies, mais les petits drames réels du quotidien, les joies secrètes, les amours et les désamours, les rencontres et les séparations. Juste la vie telle qu’elle est, dans toute sa complexité, dans toute sa splendeur et son indigence, sa douceur et sa douleur et l’ennui aussi, l’incompréhension des autres et de soi-même, la quête de sens. Et contrairement à la « norme » plus ou moins acceptée voulant qu’une nouvelle se termine de manière tout à fait inattendue, ce n’est jamais le cas dans celles de ce recueil. La fin demeure ouverte, la vie continue, les personnages vont leur chemin qui n’a rien de la ligne droite.
Munro présente ses personnages, décrit avec minutie des détails de leur apparence physique, de leur habillement ou de leur intérieur, leur donne corps et consistance. Nous les voyons agir, nous les entendons penser. Nous apprenons à vider des volailles avec la jeune narratrice de 14 ans qui observe avec curiosité la faune du monde des adultes de la Grange aux Dindes. Nous anticipons nous aussi les conséquences de l’opération du père âgé. Nous poussons le fauteuil roulant des deux vieilles mises en résidence en raison de la faiblesse de leur cœur.
Ce qui me paraît vraiment remarquable chez cette auteure, c’est sa capacité à montrer, sans noircir ni embellir, tout en atteignant une profondeur de compréhension dans la nature humaine et de cette incommunicabilité fondamentale de l’être qui fait que, malgré les ponts qui nous relient, chacun reste une île. Et le tour de force de ce regard qui voit sans juger, avec une sorte de neutralité, en réalité une tendresse sans sentimentalité pour ce qui, en soi et dans l’autre, est rabougri, mais vivant. Et si le lecteur peut parfois se sentir dérouté par certains personnages, par certaines histoires, c’est que l’auteur n’explique rien, tout comme la vie de chacun demeure en bonne partie inexplicable à soi-même.
Malgré l’absence de péripéties et de rebondissement, et peut-être paradoxalement à cause de cette absence, Les lunes de Jupiter est une lecture captivante et une magistrale leçon d’humilité à l’écrivaine en herbe que je suis.
Lire : Alice Munro, reine de la nouvelle, nobélisée, dans le journal Le Monde
L’article résumant sa carrière sur Wikipedia, plus élaboré en anglais qu’en français
Alice Munro, Les Lunes de Jupiter, Albin Michel, 381 pages