J’ai dit que l’on ne naissait pas ingénieur, qu’on le
devenait. Je me demande s’il n’y a pas là une des caractéristiques éternelles
de notre pays. Celle qui explique la résistance des privilèges.
Nous croyons que nous naissons élus. L’Ancien régime le disait, les grandes
écoles l’ont confirmé.
Une croyance longtemps solidement établie chez nous a été
que les grandes écoles sont une forme de test d’intelligence. Et que les gens
intelligents ont tous les droits. Je ne sais pas trop ce que signifie
intelligence, mais je crois que si c’est une vertu ultime non seulement elle se
construit, mais encore elle est en construction permanente. L’homme doit être
éternellement un « jeune con », qui se transforme en se tapant la tête
contre les murs. Lorsqu’il devient un « vieux con », qu’il n’a plus
que des certitudes, son histoire est finie. C’est un réactionnaire.
Je me demande d’ailleurs si cet art de la tête contre les
murs n’est pas ce que nous appelons « le travail ». Car travailler,
au fond, c’est vouloir dominer un environnement qui cherche à faire de nous de
vieux cons, des robots qui serrent des boulons sur une ligne d’assemblage. Le
propre de l’homme n’est peut-être pas le débat démocratique, comme le dit
Hannah Arendt, mais, plutôt, cette volonté de se libérer de l’aliénation. Contrairement,
aussi, à l’opinion d’Hannah Arendt, le combat n’est pas gagné une fois pour
toute, il est permanent. « La condition de l’homme » moderne, c’est
un espace de confrontation, qui permet à l’individu de se transformer, sans
cesse. Et c’est ce mouvement de ludion, de la caverne à la lumière et retour,
qui est nécessaire à la participation au débat politique.
Ce qui m’amène à un autre différend avec Hannah Arendt. Elle
semble ne pas aimer le travail. Il fait de l’homme une « bête de somme »,
dit-elle. Mais n’a-t-elle pas passé sa vie à travailler ? A décortiques l’œuvre
des philosophes, à donner des cours, et à écrire des livres ? En fait, il
est possible qu’il y ait deux types de travaux. Celui qui « rend libre »
(comme disaient les camps de concentration), et celui qui abêtit. Que le
travail tombe dans l’un ou l’autre camp dépend probablement à la fois des
conditions dans lesquelles il s’exerce (le camp de concentration abêtit
massivement) et de l’individu lui-même (Hannah Arendt me semble avoir fait
preuve de beaucoup plus de liberté que Sartre, à qui je dois pourtant le thème
que je développe : Sartre est resté un diplômé, il n’est jamais devenu un
philosophe, et encore moins un homme d’action).
Je débouche ainsi sur la question sur laquelle s’est achevée
la vie d’Hannah Arendt : la capacité de juger. Et si elle n’était rien d’autre
que cette aptitude à se libérer ? Aptitude qui n’est pas intrinsèque, mais
qui profite d’une accumulation d’expériences et de réflexions ?
(Mes propos se réfèrent à La
condition de l’homme moderne, d’Hannah Arendt, et à sa biographie.)