Ian Manook nous offre un magnifique polar, doublé d’une plongée dans la société mongole d’aujourd’hui.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’auteur est tout aussi passionnant lors d’une interview que lorsqu’il nous conte son histoire. Un très grand merci à lui.
Question rituelle pour démarrer mes entretiens, pouvez-vous vous définir en trois mots, juste trois ?
Minéral, nostalgique et bordélique.
Parlez-nous un peu de vous. Vous avez un parcours de vie assez atypique…
Comme j’aime le dire, je suis né dans la première moitié du dernier siècle du millénaire précédent. J’ai le parcours de mon âge. Naissance juste après guerre dans une famille d’immigrés arméniens et plutôt pauvres. Pour la petite histoire nous vivions tous dans une seule pièce d’un petit pavillon. Mes grands parents vivaient à l’étage, et mon oncle et sa famille dans la cave aménagée. Ma mère a accouché de ses trois enfants à la maison, et on m’a donné mon premier bain dans la bassine à vaisselle. Mais j’ai eu une enfance très heureuse dans un quartier de Meudon qui était un peu une «petite Arménie».
Ensuite, parcours du fils d’immigré prolétaire premier de la classe. Très bonnes études, premier prix de philo et deuxième prix de français en terminale, puis fac de droit, DESS de doit public et de sciences politique à la Sorbonne, Centre Universitaire d’Études des Communautés Européennes, Institut Français de Presse, tout ça pour tout laisser tomber et partir vingt-sept mois en routard dans le sens opposé à Katmandou : Ecosse, Islande, Groenland, Terre-Neuve, Canada, États-Unis, Belize, Brésil, Pérou, Bolivie, Chili…
Votre parcours d’écrivain est tout aussi étonnant…
J’ai toujours écrit. Premiers articles à 15 ans en tant que localier régulier pour les Nouvelles de Versailles. J’ai payé une bonne partie de mes études comme ça. J’ai longtemps traîné une petite vingtaine de manuscrits inachevés que je faisais lire autour de moi. Il faut reconnaître que j’avais peu de temps pour les faire aboutir, au cours des trente dernières années, j’ai géré simultanément deux grosses boites que j’ai créées au milieu des années 80. Une grosse boite d’édition de presse pour ado (De Goldorak à Strange !), et une boite de communication spécialisée dans le voyage.
Puis un jour Zoé, ma plus jeune fille, qui partait s’installer à Buenos Aires à l’âge de 19 ans (le virus paternel, sans doute !) a décidé de ne plus rien lire tant que je n’aurais rien publié. Alors, comme je l’ai déjà raconté, j’ai construit un programme d’écriture : deux bouquins par an, chaque fois dans un domaine sous un pseudo différents. La première année j’ai écrit un essai sur les voyages (Le Temps du Voyage : Petite causerie sur la nonchalance et les vertus de l’étape, chez Transboréal qui le réédite en janvier), et Les Bertignac, un gros roman picaresque pour la jeunesse qui a reçu le premier Prix Gulli/Le Parisien du meilleur roman jeunesse 2012. L’année suivante j’ai écrit un roman littéraire (en lecture chez les éditeurs) et un polar, le fameux Yeruldelgger.
Cette année, je devais écrire un roman de société et une saga historique, mais le succès de Yeruldelgger a un peu changé la donne. Albin Michel préfère que j’écrive une seconde aventure de Yeruldelgger, et que je garde définitivement Ian Manook comme pseudo…
Quand on débarque chez Albin Michel avec son livre au titre aussi inhabituel, on n’a pas peur de se le prendre en pleine tronche ? Plus sérieusement, c’est risqué un titre pareil, non ?
Ça n’a posé aucun problème tant que le manuscrit est resté dans le circuit littéraire. Quand le contrat a été signé et que le manuscrit a circulé jusqu’aux services commerciaux chez Albin Michel, des doutes ont été formulés sur la pertinence du titre. Mais tous les littéraires ont fait bloc pour le conserver.
Un moment, il a été envisagé de trouver un arrangement en gardant un prénom mongol, mais plus directement identifiable et prononçable. J’ai proposé une liste de vingt prénoms mongols, plus un prénom « fabriqué » (mais possible en mongol) : Delggerkhan (un peu comme Gengis Khan). Mais finalement au fur et à mesure des lectures, tout le monde s’est fait à Yeruldelgger et ils l’ont gardé.
Le seul petit problème est que j’avais prévu d’intituler ce volume « Yeruldelgger, Les terres rares ». Le deuxième aurait donc pu s’intituler : « Yeruldelgger, les horizons sauvages », par exemple. Maintenant, comme le premier s’intitule Yeruldelgger tout court, je veux trouver une solution pour éviter un titre du genre « Yeruldelgger, le retour »… En fait, j’ai déjà trouvé, mais je ne dévoilerai cette info qu’à la remise du manuscrit, fin décembre, début janvier.
Comme tout bon français, je ne connaissais pas grand chose à la Mongolie. Votre polar des contrées lointaines sonne pourtant si juste, comment avez-vous procédé pour votre immersion et vos recherches ?
J’y ai fait un beau voyage de cinq semaines pendant lequel je me suis imprégné des paysages, des comportements et des coutumes. Ensuite, quand j’écris, je me documente non pas avant de commencer à écrire, mais au fur et à mesure que j’écris. Je m’imprègne en temps réel de tout ce qui passe à portée de main, un bouquin, un article, une photo…La seule rigueur que je m’impose, c’est de recouper ce dont je m’inspire sur du net au moins deux fois. Une fois sur un site en français, une fois sur un site en anglais.
D’où vient cet attrait pour ce singulier pays ?
A part d’être un fêlé du Brésil, je suis un amoureux des atmosphères minérales : Alaska, Patagonie, Islande, Mongolie, ce sont des pays qui m’attirent et où j’ai voyagé. Sibérie aussi, bientôt, j’espère…Quant à l’élément déclencheur de ma découverte de la Mongolie, je le dois encore à Zoé. Depuis dix ans elle parraine un petit garçon en subvenant à ses études. Un jour elle a eu l’envie d’aller voir comment ça se passait et si les trente euro qu’elle versait chaque mois étaient bien utilisés. C’est la raison pour laquelle nous sommes allés en Mongolie à la rencontre de son filleul qui s’appelle d’ailleurs…Gantulga !(personnage du roman).
Votre roman, qui a beau être un vrai polar, est pourtant assez inclassable, dans un pays où on adore ranger les choses dans des boites…
Oui, et vous vous doutez bien que je ne suis pas du genre à aimer les boîtes (cf. « Little boxes » le protest songs de Woody Guthrie…ou Pete Seeger. De toute façon ils l’ont chantée tous les deux).
J’ai voulu écrire un roman noir. C’est à dire une vraie histoire noire, écrite comme un vrai roman. Un peu plus qu’un polar, même si ça peut paraître prétentieux. Je pense que quel soit le style, il ne faut pas se laisser prendre dans le marécage, c’est-à-dire tout ce qui est entre le cœur du style et ses rives avec le reste du genre.
J’aime bien les vrais polars purs et durs, courts, nerveux, denses, et ceux qui ouvrent le genre sur tous les autres rivages de la littérature. C’est pour cette raison que j’aime bien l’idée que Pierre Lemaitre ait reçu le Goncourt. Parce qu’au fond, son «Au revoir là-haut » est, comme je le définis plus haut, un roman noir, c’est à dire un polar ouvert sur autre chose.
J’ai lu dans une interview que votre culture du polar était assez limitée, pourtant votre roman résonne de manière résolument moderne…
Probablement parce que je me nourris d’informations au fur et à mesure de l’écriture. Je pense que ça se ressent dans l’histoire. Je chope tout ce que je peux au passage et je le restitue dans un rythme que j’essaye de rendre visuel. Il y a dans ma construction un peu de zapping, un peu de montage cinématographique.
C’est vrai que la construction et la déconstruction de l’intrigue peuvent paraître complexes parce que je saute toujours d’un chapitre à l’autre. Mais il me semble que c’est vraiment comme ça que progresse une enquête. Je trouve quelques fois que, dans certains bouquins, on comprend dès les premiers chapitres comment l’histoire va se construire. Pour éviter ça justement les deux premiers chapitres de mes bouquins sont juste des trucs que j’ai envie d’écrire, sans même savoir comment ils vont s’intégrer à l’histoire. Ensuite seulement je resserre les boulons.
Mais je trouve que cette façon de faire me met, en tant qu’auteur, exactement dans la même situation que mon héros. Je pense que dans la scène de la découverte du cadavre de la fillette, comme dans celle de la découverte des corps des trois chinois, on sent bien que je suis autant surpris de ce qui me tombe sur la tête en tant qu’auteur que ne le sont mes personnages en tant qu’enquêteurs.
Vous avez apporté un soin tout particulier aux personnages qui sont d’une profondeur et d’une densité rare…
C’est exactement la conséquence de ce que je viens d’expliquer. Je pense que je réussi à rendre mes personnages denses et crédibles pour les deux mêmes raisons. D’une part je les enrichis de tout ce que je capte au fur et à mesure de l’écriture. Solongo et son amour calme pour Yeruldelgger nait comme ça, sans que je sache vraiment pourquoi. Je suis juste tellement dans la peau de Yeruldelgger à ce moment-là que je ressens moi-même le besoin d’une âme et d’un corps comme ceux de Solongo à ses côtés. Le personnage du Neguii surgit aussi comme ça. Je n’y avais même pas pensé jusqu’au chapitre qui précède son apparition.
On peut presque dire que la densité de mes personnages vient en fait de ce qu’ils s’imposent eux-mêmes. Quand ils arrivent dans ma tête ou même directement sous ma plume, ils existent déjà pleinement.
Certains passages sont d’une extrême violence. Vous aimez faire du mal à vos personnages ou avez-vous douté lors de l’écriture de ces brûlants passages ?
Le seul passage que je considère comme vraiment violent est celui du viol. Dans la première version il l’était encore beaucoup plus. C’est Stefanie, mon éditrice chez Albin Michel, qui m’a sauvé la mise dans ce cas précis par deux remarques judicieuses.
Ce qui fait la violence d’un viol, c’est le viol lui-même, pas la violence avec laquelle il est commis. Et par ailleurs, si j’avais gardé la violence première de cette scène, elle m’a convaincu que jamais, après en avoir été victime, le personnage n’aurait pu chevaucher un quad pour s’enfuir.
C’est donc la seule scène qu’elle ma demandé de retravailler avec la scène final ou l’homme qu’on appelle l’Ours se fait dévorer par une ourse justement. Mais cette fois pas à cause de la violence, mais parce que ma fascination pour cet animal que j’ai plusieurs fois approché en Alaska, m’avait poussé à écrire tout ce que je savais de lui. Et c’était un peu trop.
Une suite est à l’écriture. Où en êtes-vous, à quoi peut-on s’attendre et pour quand ?
J’en suis à 330 pages en espérant le terminer pour décembre ou janvier au plus tard afin qu’il paraisse avant l’été. C’est en tout cas le programme prévu pour l’instant. Ça se passe toujours en Mongolie avec les mêmes personnages, mais pas que…
Ce blog est fait de mots et de sons. Quelle part prend la musique dans votre processus créatif ?
Sans les écouter forcément, j’ai en tête les symphonies mongoles de Enkhtaivan Agvaantseren et les fameux chants dysphoniques de la tradition mongole. Mais j’écoute beaucoup de brésilien. Chico Buarque et Caetono Veloso (Dont j’ai préféré le magnifique « Terra » pour illustrer un diaporama sur la Mongolie sur ma page Facebook). Mais aussi Ney Mato Grosso (du temps des Secos y Molhados) et les Novos Bahianos de la même époque.
Sinon Black Sabbath du premier album, n’importe quel Creedence Clearwater Revival, Crosby Still and Nash and Young et tous ceux du même genre. Dylan mais aussi Donovan. Bien sur Carol King. Tous les protest songs et les mecs qui vont avec ( Peter Paul § Marie, les Borther Four, Kingston Trio, Pete Seeger, Woody et Arlo Guthrie), Ian et Sylvia ( Ne seait-ce que pour « Where have all the flowers gone ». Oups, j’allais oublier The Band…
En français, ce sont plus des chansons que des chanteurs : Quand je vois passer un bateau, de Guy Bontempelli, ou Adelaïde, de Jacques Debronckart…Je vous avais prévenu, je suis du genre nostalgique. Mais il y beaucoup de bonne choses de nos jours aussi. Stromae a une écriture que j’aime…
Vous avez le choix entre nous donner le mot de la fin ou votre dessert préféré…
L’étouffe-Chrétien : Fromage blanc sur crème de marron. Ou tout ce qui est meringué. Ah oui, et les quindim brésiliens, le barklawa arménien et les douceurs libanaises. Et tout ce qui est pâte d’amande. Oh…et la confiture de lait, bien évidemment. Sans oublier le sorbet colonel ( citron vodka) et la glace amarena avec des griottes. Bien sûr tout ce qui est éclairs, religieuses, glands, mais seulement vanille ou café. Ou pistache…Aïe, j’allais oublier l’incontournable cheese-cake…Bon de toute façon la liste est longue alors autant passer au mot de la faim.