Hanté par l’idée qu’il aurait pu hériter des pulsions meurtrières de son père Jack, Dan Torrance n’a jamais pu oublier le cauchemar de l’Hôtel Overlook.
Trente ans plus tard, devenu aide-soignant dans un hospice du New Hampshire, il utilise ses pouvoirs surnaturels pour apaiser les mourants, gagnant ainsi le surnom de « Docteur Sleep », Docteur Sommeil.
La rencontre avec Abra Stone, une gamine douée d’un shining phénoménal, va réveiller les démons de Dan, l’obligeant à se battre pour protéger Abra et sauver son âme…
Notre avis
Deux romans de Stephen King la même année, les fans du maître sont gâtés !
22/11/63 est pour moi le sommet de sa carrière, la quintessence de son art, un miracle en pages. Après une telle réussite, pour parler de son nouveau roman, j’avais envie de sortir du schéma habituel des chroniques, proposer autre chose, une autre voie (voix).
J’ai convié une seconde personne à ma table pour échanger sur cette lecture. Comme si nous étions autour d’un verre ou d’un bon repas. Rien à voir donc avec une double chronique ou encore une interview, mais bien une véritable discussion sur le sujet.
Et quoi de mieux que de bavarder sur le sujet avec un écrivain ! Quelqu’un que j’apprécie tout particulièrement pour son talent mais aussi sa personnalité : Laurent Scalese. Auteur de plusieurs thrillers dont La cicatrice du diable en 2011 ou L’Encre et le sang écrit avec Franck Thilliez en 2013 (bel hommage à King), et scénariste pour la télévision (Cherif, tout dernièrement sur France 2).
Quand deux passionnés se rencontrent pour parler d’un bijou, ça donne ça
Yvan
Docteur Sleep est la suite de Shining, 36 ans après.
A l’instar de toutes les suites, on pouvait sérieusement s’inquiéter de ce que l’auteur allait nous proposer, davantage encore venant de la part de quelqu’un comme Stephen King qui n’est pas coutumier du fait.
Le moins que l’on puisse dire est que Docteur Sleep est différent de Shining. Très différent. L’enfant lumière de Shining est à des années-lumière (sans mauvais jeu de mot) de l’adulte qu’il est devenu, du moins au début du récit.
Je trouve d’ailleurs que King fait le lien entre les deux histoires de manière particulièrement intelligente, sans jamais se paraphraser et sans tomber dans le piège du simple résumé de l’épisode précédent.
Laurent
Tout à fait d’accord. Docteur Sleep est une suite, certes, mais les lecteurs peuvent le lire sans avoir lu Shining. Le génie de King, c’est de ne pas se répéter, de reprendre le même personnage – Danny Torrance, figure emblématique du « roman paranormal » – mais de lui faire emprunter un tout autre chemin.
À présent, Dan est adulte, il vit avec ses démons, plutôt mal, et il essaie de se faire une place dans la vie et dans la société, de « se trouver », comme chacun de nous finalement. Une des grandes forces de King est de mettre en scène des personnages dotés de pouvoirs surnaturels sans jamais oublier qu’ils sont humains avant tout, ceci afin de permettre l’identification et l’empathie du lecteur.
Yvan
On ne va pas le cacher, toi comme moi avons été subjugués par ce roman fantastique (au sens propre comme au figuré). Subjugués et profondément touchés par cette histoire d’une sensibilité à fleur de peau et par ces personnages d’une profondeur étonnante.
King a toujours été pour moi le maître des émotions. Je ne sais pas si c’est en lien avec son âge, mais l’auteur est dans une phase où cette caractéristique est encore plus prégnante.
Laurent
Docteur Sleep est en effet excellent. À l’instar de 22/11/63, King a privilégié la carte de l’émotion, plus que celle de l’horreur et de la peur. Personnellement, ça me convient très bien. C’est très précisément que j’ai envie de lire à ce stade de ma vie, très précisément ce que j’attends d’un auteur de sa stature.
Ce qui me frappe, m’interpelle, c’est qu’il a encore progressé, au niveau de la psychologie des personnages, au niveau du style, sans fioritures, épuré. Une langue simple mais "émotionnelle" : elle véhicule odeurs, saveurs, couleurs.
Ça confirme ce que je pense : un artiste – a fortiori un écrivain – est en apprentissage toute sa vie, s’il travaille dur, assidûment, il progresse.
Des scènes émouvantes, il y en a quelques-unes dans Docteur Sleep. Sans en dire trop, le rapport que Dan entretient avec les pensionnaires de l’hospice de Revington, où il travaille comme aide-soignant – d’où son surnom de Docteur Sleep -, donne lieu à des scènes très belles, très émouvantes. J’avoue avoir été ému aux larmes.
King a aujourd’hui soixante-six ans, je l’ai souvent entendu aborder son « grand âge » en interview. On sent que ça le préoccupe. Il dit que le temps passe, qu’il est conscient d’avoir parcouru plus de la moitié du chemin, qu’il y a urgence à écrire.
Cette urgence, c’est peut-être ce qui explique sa renaissance littéraire : je parle de 22/11/63 qui m’a plus que jamais redonné envie de le lire. Je ne peux m’empêcher de penser que, via ces scènes à l’hospice, King évoque sa peur de la vieillesse, de la maladie, de la mort. Sa peur – notre peur à tous – de la fin de vie.
Ainsi, Danny serait une réponse à cette peur de la mort, du néant, de l’inconnu : il est en quelque sorte un ange permettant aux mourants de décéder en paix, l’esprit tranquille. S’il était là au moment fatidique, près de nous, peut-être aurions-nous moins peur, peut-être partirions-nous doucement, sereinement.
Yvan
Oh oui, j’ai ressenti à cette lecture les mêmes émotions que toi et je le perçois de la même manière. Pour moi, il n’y a pas d’autre auteur qui arrive à écrire comme lui. Tant d’émotions et d’effets sans que jamais un mot ne soit de trop.
C’est de plus en plus flagrant à chaque lecture, les romans sont gros (600 pages pour celui-ci), mais rien n’est superflu et pour celui-ci je me suis plus d’une fois retrouvé à relire une phrase tant son talent de la synthèse éclaboussait les pages.
Je pense aussi qu’il y a beaucoup de Stephen King, l’homme, dans cette histoire sur l’alcoolisme et l’addiction. Ça rend ce récit particulièrement crédible, malgré le sujet « fantastique ».
Laurent
Si tu regardes de près, et c’est là l’intelligence et la subtilité de King, c’est que ce roman est une allégorie de la toxicomanie (via le « Nœud des Vrais », les méchants de l’histoire, qui inhalent la vapeur d’âme) et de l’alcoolisme du King (via la dépendance à l’alcool de Danny Torrance).
Sans doute une façon pour le King d’exorciser ses propres démons et de tourner définitivement la page, d’autant plus qu’il a écrit Shining sous l’emprise des substances et de l’alcool. La boucle est bouclée, comme on dit.
Le virage que King a amorcé avec 22/11/63, il le poursuit avec Docteur Sleep : le fantastique n’est plus qu’un prétexte finalement, les vrais enjeux, les vraies thématiques sont ailleurs : la vie, l’enfance, la famille, l’amour, la vieillesse, la maladie, la mort…
King sait faire peur, il l’a prouvé maintes fois. Aujourd’hui, il semble avoir envie d’aller plus loin, de donner plus de profondeur à ses histoires. Avec ses deux derniers romans, il a réussi un sans-faute.
Yvan
C’est exactement comme ça que j’ai vécu les choses également, une lecture à plusieurs niveaux quand on connaît l’auteur et son parcours, tu m’enlèves les mots de la bouche. Je pense que certains lecteurs risquent de passer à coté de cette facette du roman, mais ce n’est pas bien grave, ça n’enlèvera rien à la puissance et à la forte charge émotionnelle de cette lecture.
Comment souvent avec King, l’environnement du récit est particulièrement soigné, les thèmes de réflexions nombreux et les personnages étonnants. C’est encore une réussite exemplaire.
Laurent
Sa description des membres du « Noeud Vrai », qui sont sur les routes, qui vont de ville en ville, leur manière de s’exprimer et de s’habiller, tout cela est une façon de parler de ces petites gens de l’Amérique profonde. C’est là la grande force de King par rapport aux autres auteurs de la littérature de genre : il a la forme… et le fond.
D’ailleurs, cette manière que les membres du « Noeud Vrai » ont de conserver la "vapeur" dans des tubes et de la "sniffer" est tout bonnement géniale. Une idée toute simple mais… géniale.
La petite Abra, l’autre personnage principal du roman, est également formidable. Ses relations avec Dan sont très touchantes. Ce qui m’a le plus ému, je pense, c’est la façon dont Danny accompagne les personnes sur le point de décéder, de passer de l’autre côté. On retrouve là la force de frappe émotionnelle de King : il parle des choses de la vie en utilisant des mots simples mais bouleversants.
Yvan
Oui, les scènes que tu évoques, je les ai vécues, véritablement vécues dans mes tripes : bouleversant !
Laurent
Certains vont lire ce livre comme un roman du King, un roman fantastique, point barre. Ceux qui connaissent l’auteur et son œuvre auront le double plaisir de lire un roman fantastique et un "roman de vie" qui renferme des morceaux de l’âme de King.
Yvan
De gros morceaux d’ailleurs, un roman très personnel, l’un de ses plus personnels sans aucun doute. C’est assez magique de lire un livre comme celui-ci, parce qu’il y a l’imaginaire de l’auteur qui se confronte, se mêle, s’entrechoque, fusionne avec son propre vécu. Et tout ça, sans que jamais l’aspect divertissement ne soit mis de coté.
Au niveau de l’histoire, King était attendu au tournant, et les bases de l’intrigue en elle-même pouvaient sembler connues, voire rabâchées. Et pourtant, même à ce niveau, King arrive à faire du neuf avec du vieux.
On a de l’action à gogo et une étonnante diversité de scènes et d"émotions. King est vraiment un conteur hors pair. En tant que lecteur, je suis bluffé. Je ne sais pas quelle est ta vision en tant qu’écrivain.
Laurent
King n’a plus rien à prouver aujourd’hui. Il le sait, nous le savons. Il est honnête avec lui, avec le public, il ne triche pas. Il est dans l’émotion plus que dans la peur, et il excelle dans ce domaine.
King dit qu’il travaille sans plan, et je le crois volontiers. C’est de cette façon qu’il se surprend lui-même pendant la phase d’écriture, et qu’au final il surprend le lecteur.
J’aime aussi écrire sans plan. Les plans imposent une certaine rigidité, cassent la spontanéité et peuvent nuire à l’émotion. King évite les tiédeurs et le froid – ce qu’il a reproché à l’adaptation cinématographique de Shining de Kubrick –, il privilégie le chaud, et il n’arrive à répandre cette chaleur que s’il écrit au fil de la plume, sans prévoir, sans calculer. Impossible de savoir où il nous embarque.
Une seule certitude : il sait exactement où il va, tout s’explique peu à peu. Quand je te dis que ce type est un génie !
Yvan
Un tel génie que s’en est presque surnaturel
Un mot sur la fin du roman : quelle fin ! Une fin en apothéose, qui arrive à allier tous les ingrédients du roman : intelligence, action et émotion. Une fin qui touchera d’autant plus ceux qui connaissent l’œuvre du King. Une fin comme un trait d’union (mais je ne vais pas en dire davantage).
Laurent
Ah, la fin ! Oui, quelle fin ! Mieux vaut ne pas en parler et laisser les lecteurs la découvrir. Une chose est sûre, vous ne serez pas déçus.
C’est Laurent Scalese qui vous le dit ;-).
Deux voix pour mieux vous décrire à quel point cette lecture a été un énorme moment d’émotions pour nous. Si nous avons réussi à titiller votre curiosité, ne vous endormez pas sur le quai et prenez ce train, même en marche.
Un grand merci à Laurent Scalese pour ce vrai partage, ce bel échange et pour avoir si bien joué le jeu.
Sortie : octobre 2013
Originalité de l’intrigue : ♥♥♥♥
Profondeur de l’histoire : ♥♥♥♥♥ et +
Qualité de l’écriture : ♥♥♥♥♥ et +
Émotion : ♥♥♥♥♥ et +
Note générale : ♥♥♥♥♥ et +