Leonello Spada (Bologne, 1576-Parme, 1622),
Lamentation sur le Christ mort, c.1610-1611
Huile sur toile, 120 x 158 cm, Montpellier, Musée Fabre
cliché © Musée Fabre de Montpellier Agglomération/Frédéric Jaulmes
L'année 2013 était également, même si les choix effectués par les médias dits spécialisés n'ont pas forcément permis de s'en rendre compte, une année Gesualdo, puisque s'y célébrait le 400e anniversaire de la mort d'un compositeur dont la légende noire excite encore beaucoup les imaginations contemporaines, souvent hélas pour aboutir à des élucubrations aussi fumeuses que narcissiques. Si le bilan discographique de cette commémoration que l'on dira, par euphémisme, en demi-teintes, est plutôt maigre, y brillent cependant deux contributions majeures que tout amateur se doit de connaître et, s'il le peut, d'acquérir : le vertigineux Sesto Libro di Madrigali magistralement interprété par La Compagnia del Madrigale (Glossa, voir ici) et les Responsoria et alia ad Officium Hebdomadæ Sanctæ spectantia que nous offrent le Collegium Vocale Gent et Philippe Herreweghe.
On n'associe pas naturellement le nom du chef belge et celui du prince de Venosa, tant l'univers aventureux de ce dernier semble éloigné de la manière toute de clarté et de rondeur du premier, mais c'est oublier un peu vite qu'il s'est déjà risqué, non sans succès, à aborder ses Responsoria en proposant, en 1989 pour Harmonia Mundi, les seules pièces composées pour le Samedi saint. Cette fois-ci, il se penche, à la tête de son ensemble – le disque précédent avait été réalisé avec l'Ensemble Vocal Européen –, sur la totalité des 27 répons qui constituent le recueil.
Celui-ci fut publié en 1611, la même année que ses deux derniers livres de madrigaux, formant avec eux une sorte de triptyque dans lequel Gesualdo creuse aussi profondément qu'il le peut le sillon expressif qui est le sien. Ces prières pour les Ténèbres, très chargées sur le plan émotionnel, puisqu'elles relatent les derniers jours du Christ, de la prière au Mont des Oliviers à la mise au tombeau, appellent tout naturellement une mise en musique propre à en exalter les élans intensément doloristes. Le compositeur va, pour ce faire, utiliser le même arsenal rhétorique dont il use dans ses madrigaux, accumulant les dissonances, retards, surprises mélodiques et harmoniques, pour chercher à traduire au plus près les images parfois violentes que suggèrent les textes, un des meilleurs exemples étant peut-être fourni par Tristis est anima mea, avec, entre autres trouvailles, le contraste saisissant qui illustre les mots « Vos fugam capietis » (« vous prendrez la fuite ») qui semblent vraiment s'éparpiller et sont immédiatement suivis par un « et ego vadam immolari pro vobis » (« et j'irai me sacrifier pour vous ») lourd d'amertume résignée. Tout autant que ces audaces, il est remarquable de voir la maîtrise que déploie Gesualdo pour parvenir à ne pas faire complètement éclater le modèle polyphonique hérité de la Renaissance dans lequel les Responsoria s'inscrivent du point de vue formel. Il est tout à fait possible de voir dans cette révérence une volonté délibérée du musicien de ne pas contrevenir totalement aux règles édictées par le Concile de Trente qui bannissaient de la musique sacrée des artifices comme les chromatismes, en particulier durant la Semaine sainte, tout en produisant une œuvre puissamment personnelle qui peut être approchée comme une série de méditations spirituelles visant à la mortification. Éditées avec un soin révélateur du prix que leur attachait leur auteur, les Responsoria, peut-être exclusivement destinés à une exécution privée et ne correspondant plus, malgré leur originalité, au goût de l'époque qui les vit naître, ne devaient connaître aucun retentissement. Il fallut attendre 1959 pour qu'une édition moderne les tire enfin de l'oubli et lève le voile sur cette partie ignorée de la production de Gesualdo.
La surprise que procure l'écoute de la version de Philippe Herreweghe est d'autant plus grande qu'a priori, on ne l'abordait qu'avec une certaine circonspection, sachant que l'expression des sentiments extrêmes est loin d'être le fort de ce chef. La crainte de se trouver devant une lecture aux angles émoussés et au relief estompé s'envole dès les premières minutes, mais n'allez cependant pas imaginer que Herreweghe verse pour autant dans une théâtralité débridée — nous ne sommes pas ici dans un des livres de madrigaux. Il parvient simplement à obtenir un équilibre assez admirable entre le rendu de la netteté architecturale, la clarté polyphonique et l'expressivité, sans pour autant sacrifier à cette dernière son goût pour la fluidité et la beauté sonores. Il faut dire que les seize chanteurs qui composent le Collegium Vocale Gent, qu'il dirige et parmi lesquels on retrouve nombre d'habitués de ses productions, font montre, outre d'une redoutable solidité technique, d'une discipline et d'une souplesse impressionnantes, s'investissant pleinement dans le projet interprétatif du chef. L'expérience qu'a ce dernier de la musique de la Renaissance tardive – n'oublions pas qu'il est un interprète souvent très inspiré de Lassus – lui permet de mettre en valeur à chaque instant le haut degré de maîtrise de l'écriture que Gesualdo atteint dans ses Responsoria, à tel point qu'il me semble que sa lecture va être difficilement surpassable dans ce domaine. Les émotions, si elles parviennent sans mal à s'épanouir, ne débordent jamais du cadre qui leur est fixé par la polyphonie, un choix interprétatif qui pourra laisser sur leur faim ceux qui prisent plus d'exubérance, mais qui me semble parfaitement cohérent avec la destination pénitentielle et intime de l’œuvre, d'autant que cette option est défendue ici avec une intelligence et une intuition rares.
Par l'élévation de sa pensée et la beauté de sa facture, la version des Responsoria que proposent Philippe Herreweghe et ses troupes me semble donc prendre la tête de la discographie et je vous la conseille sans hésitation. Le bruit court que La Compagnia del Madrigale formerait le projet, à l'occasion du 450e anniversaire de la naissance de Gesualdo, en 2016, d'explorer à son tour ces Ténèbres, ce qui conduirait nécessairement à réexaminer l'état de la discographie et peut-être à réévaluer le présent jugement. Pour le temps présent, goûtons pleinement ce joyau sombre où se mirent toutes les douleurs d'un compositeur probablement conscient de nous livrer avec lui son testament musical.
Carlo Gesulado (1566-1613), Responsoria et alia ad Officium Hebdomadæ Sanctæ spectantia
Collegium Vocale Gent
Philippe Herreweghe
2 CD [durée : 79'26" et 47'09"] Phi LPH 010. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté sur le site de l'éditeur en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Feria Quinta : Tristis est anima mea
2. Feria Sexta : Animam meam dilectam
3. Sabbato Sancto : Ecce quomodo moritur justus
Un extrait de chaque plage des deux disques peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Gesualdo: Responsoria 1611 | Carlo Gesualdo par Philippe Herreweghe
Illustration complémentaire :
La photographie Philippe Herreweghe est de Michiel Hendryckx, tirée du site Internet du Collegium Vocale Gent.