« Rien n’a autant pesé dans mon existence que le meurtre, unique, que j’ai commis ».

Par Donquichotte

Gaïto Gazdanov

"Le spectre d'Alexandre Wolf"

 

« Rien n’a autant pesé dans mon existence que le meurtre, unique, que j’ai commis : son souvenir ne m’a pas concédé une journée qui ne fût marquée par le regret ».

Comment parler d’un tel livre ?

On sait au départ que le narrateur a tué un homme – cette histoire a eu lieu lors de la guerre civile en Russie au début du 20ième siècle -,  et qu’il  s’en ressent, et que ce souvenir ne va pas s’effacer. C’est la mise en bouche... de l’histoire qui va suivre. La mort va le suivre, le suit. Il ne va pas s’en remettre me dis-je, à moins de rencontrer la mort à son tour. Mais sous quelle forme ? Et comment cela adviendra-t—il ?

Tout au long de ma lecture, c’est ce que je me suis demandé. Telle était ma perception de ce livre. La mort rode.

Et peu à peu, l’énigme (celle des circonstances du  drame, ce moment où il a tué) cède le pas à une autre énigme, celle de la rencontre philosophique du narrateur avec les questions existentielles et/ou réelles et angoissantes de la mort.

Elle est présente en lui tout d’abord ; on ne le sait pas, mais il nous l’apprend, il parle alors de ses pulsions violentes et bestiales de sa jeunesse, il aime la bagarre, il aime être avec des individus douteux. On devine, ou c’est l’auteur qui essaie de nous le dire... que le narrateur aimerait bien tuer... pour de vrai. Mais cela n’est révélé qu’en toute fin avec cette histoire de Pierrot-le-frisé ; c’est un peu tard, et je trouve que c’est aussi un peu forcé, c’est mon idée. Elle est aussi présente dans ses tergiversations quotidiennes, ses allés et retours permanents entre ce qu’il souhaite et vit, entre ce qu’il pressent et comprend... entre ce qu’il aime et n’aime pas, entre ce qu’il ressent, ce qu’il subit et ce qu’il fait... On ne sait pas où il veut aller. Sa dualité l’entrave sans cesse. « Ma fascination du mauvais goût n’avait d’égale que la répulsion qu’il m’inspirait ». Journaliste il était, évitant ainsi de s’attacher à une vraie histoire (dans un roman bien senti, bien écrit, bien littéraire), lui préférant d’écrire sans effort, ni connaissances précises, des articles sportifs-politiques-critiques-cinématographiques.

Mais évidemment, le clou de l’histoire, l’énigme clé du départ, l’incipit réel du livre, la piste de départ essentielle pour la suite de l’histoire, c’est le récit d’un écrivain russe (que le narrateur découvre dans un roman écrit en anglais ; l’auteur russe-anglais vit en Angleterre) dans lequel il perçoit que le personnage qui va tuer, et qui croit être un assassin, n’est autre que lui-même. Comment cet écrivain a-t-il pu écrire-décrire-inventer « précisément » ce qui s’était passé dans la Russie de la guerre civile et ce qui lui était arrivé quand, pour se défendre, il avait tué un homme. Une seule réponse à cette question : l’auteur du livre est cet homme qu’il a tué, ou croit avoir tué. Il s’en serait donc tiré. La mort a refusé l’homme.

Son aventure amoureuse, il y en a une, elle survient de nulle part, je n’y crois pas beaucoup au début... mais elle est réelle, on s’y attache, on la partage avec le narrateur... mais on sait qu’elle ne survient que pour faire aboutir une mort éventuelle. Laquelle ? Ça n’a pas d’importance. Mais c’est le lien qui lie le narrateur avec l’angoisse-crainte-regret-souvenir qui l’accompagne en tout temps. C’est par cet amour... qui se prolonge, on est au cœur du récit, la fille est énigmatique, froide (elle porte la mort), pourtant amoureuse (on voit poindre chez le narrateur une délivrance possible), mystérieuse (on ne sait pas comment on va arriver à la solution), elle est le fil conducteur qui va amener le héros au terme de son voyage... la mort inévitable encore une fois. Mais l’énigme est bien construite, les pages tournent toutes seules, on tourne les pages on n’y peut rien, on ne peut s’arracher à l’histoire. On devine à un moment donné comment va se résoudre l’affaire quand on croit que la copine de l’écrivain russe-anglais, à une certaine époque, une certaine mystérieuse « et belle petite tsigane, petite mignonne » Marina, qu’il a arrachée à son ami, serait en réalité l’énigmatique copine du narrateur. On voit déjà la rencontre des deux hommes, et on imagine que la mort viendra. Mais on se trompe.

Plus tard, toutefois, on est au deux tiers du livre, on devine... qui est vraiment qui, et quelle sera, à peu près, la fin de l’histoire. Là on devine vraiment, on sait, mais cela ne trouble pas notre lecture ; la cause est entendue... et on attend que cela arrive. Pas vraiment difficile d’imaginer une, des fins possibles ; mais la fin tarde, la mort viendra-t-elle (mon idée de base) ?

Mais je me répète, le suspense est bien mené.

Le narrateur avait 16 ans quand il a commis ce meurtre, et « il a irrigué tout ce que j’ai connu et éprouvé par la suite ». Quand il découvre le roman du Russe-Anglais, il découvre la mort vue par celui-ci : « Je fis un effort surhumain pour ouvrir les yeux et apercevoir enfin ma mort ». On comprend que, à la fois chez l’écrivain russe, et chez le jeune meurtrier, qu’il a été à 16 ans, la vie ne va plus jamais être la même... jusqu’à ce qu’ils se rencontrent... un jour, ce jour que le lecteur attend et qui nous angoisse... puisque cette rencontre mettra un terme à nos trois angoisses.

Il ne sert à rien de préciser les « conditions » d’une telle advenue, cela est du ressort de l’habileté du romancier Gazdanov. Et il est très « habile ».

« Il pleut sur la route, / Le cœur en déroute »

Rien ne change dans la vie du narrateur, elle est désordonnée et d’une « obsédante mélancolie ». On la devine ainsi, aussi, pour l’auteur russe-anglais. Il pleut dans la vie de ces deux hommes qui se cherchent... Et la route est longue, le « cœur en déroute ». « I’ll come tomorrow » est le titre du livre du romancier russe-anglais. La mort est attendue demain. C’est mon interprétation. Leur intelligence à chacun n’est pas de bric et de broc, elle devrait les faire se trouver, se retrouver...

Cela arrivera le soir où le journaliste prédira avec exactitude la fin d’un combat de boxe dont il devait faire un article, et qui lui a permis de rencontrer la « femme de sa vie », celle-là même qui devait le mener à l’auteur russe-anglais, « l’homme de sa vie ».

Leur histoire d’amour qui se déroule un peu comme un conte de fée, tellement l’histoire est invraisemblable, faite de vertiges intérieurs, et longtemps-longtemps attendue... mais pas en vain... lorsqu’il comprit cette indiscutable déclaration : « Je pense que je te connais depuis très peu de temps, pourtant il me semble n’avoir jamais connu personne qui me soit plus proche que toi. (Elle se tut, puis ajouta) J Je ne te ferai pas souvent ce genre de déclaration ; tu ferais mieux de ne pas en prendre l’habitude ».

Gazdanov entretient ainsi l’énigme... Il faut lire la suite.

Elle, la bien-aimée, s’appelle Elena. Son attitude envers autrui lui est dictée, « soit par une attirance physique aussi irrépressible que le besoin de dormir ou de manger, soit par un besoin psychique semblable à celui qu’éprouve la majorité des humains, mais en aucun cas, elle n’eût rien fait qui ne correspondît à son envie du moment ».

Ce livre, un roman à énigme, est aussi un livre profondément philosophique. Mais le tout est enveloppé de façon allusive, et tellement simple, que sans doute l’auteur s’en défendrait tout aussi sec. Pourtant quand je lis ce court dialogue...

Lui : « J’avais toujours tenu pour méprisables les sensations et pulsions irraisonnées et animales. Désormais (il vient de la rencontrer, celle qui change sa vie), le moment présent prenait le pas sur le reste. J’en parlai à Elena. Elle me répondit en souriant : »

Elle : « Peut-être est-ce parce que l’on peut vivre sans philosophie de l’existence alors que, sans les pulsions que tu évoques, l’humanité serait menacée de destruction ».

...et bien d’autres, j’en suis convaincu. Comme de quoi il n’est pas absolument nécessaire de philosopher, pour être philosophe. Il suffit de réfléchir un peu, et l’écrire simplement dans un roman...

Fin

« Une vie ne devient lisible – j’entends dans son dessein et ses traits spécifiques – que dans l’instant ultime. Connaissez-vous la légende persane du jardinier et de la mort ? »

Non ?

Lisez la suite à la page 96. (extraordinaire histoire-philodophie de mort)