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Spectacle de Dieudonné : ordonnance du Conseil d'Etat du 10 janvier 2014

Publié le 11 janvier 2014 par Arnaudgossement

balance.jpgPar une ordonnance en date du 10 janvier 2014, le Juge des référés du Conseil d'Etat a de nouveau rejeté une requête en référé liberté tendant à la suspension de l'exécution d'un arrêté préfectoral d'interdiction d'un spectacle de Dieudonné. Analyse.


Avant toute chose, je vous recommande vivement la lecture de cet entretien accordé au journal Le Monde par le Vice-Président du Conseil d'Etat, qui permet d'élever considérablement le débat et de mieux comprendre le fonctionnement de la justice administrative.

Pour mémoire, je vous propose la lecture de cette note consacrée à l'ordonnance du 9 janvier 2014 par laquelle le Conseil d'Etat a annulé l'ordonnance par laquelle le Juge des référés du Tribunal administratif de Nantes avait suspendu l'exécution de l'arrêté préfectoral d'interdiction de la représentation prévue le soir même.

Enfin, je recommande à toutes celles et ceux qui ne cessent d'affirmer que la Cour européenne des droits de l'homme statuera nécessairement dans le sens inverse du Conseil d'Etat, la lecture de cette fiche, publiée sur le site de la Cour elle-même : http://bit.ly/KNgGas  Cette fiche démontre que la Cour ne confond pas liberté d'expression et discours de la haine.

A titre liminaire redisons-le : ce n'est pas le Juge qui a interdit le spectacle en cause mais bien l'Etat représenté par un Préfet. Le Juge administratif ne se prononce pas sur l'utilité de cette interdiction mais sur sa légalité.

Et mon avis personnel de citoyen est toujours le suivant : je ne suis pas convaincu que l'interdiction de ces spectacles était la meilleure solution pour lutter contre les idées nauséabondes qu'il diffuse. Je suis même convaincu que la manière dont le Ministre de l'intérieur présente ce qui serait un "combat", entre l'auteur des propos incriminés et lui, est particulièrement maladroit voire contreproductif. Reste que la question de l'utilité de la mesure d'interdiction diffère de celle de sa légalité. L'analyse de l'ordonnance du Conseil d'Etat doit se faire sur le terrain du droit. 

En toute hypothèse, les attaques désormais dirigées contre le Conseil d'Etat, accusé parfois de "collusion avec le Gouvernement sont, non seulement injustifiées mais d'un simplisme confondant. Si le Conseil d'Etat avait refusé de suspendre l'interdiction du spectacle, aurait-il alors été accusé de "collusion" avec ses organisateurs ?

Au demeurant, il est assez remarquable que la défense (au sens large) des producteurs de ce spectacle critiquent autant qu'ils saisissent le Juge administratif, ce qui traduit somme toute une certaine confiance dans son fonctionnement.

L'ordonnance rendu ce 10 janvier 2014 rappelle tout d'abord que le spectacle objet de la mesure d'interdiction avait déjà été représenté, que son auteur a déjà été condamné, que les dialogues qu'il comporte sont susceptibles "d'attiser la haine et la discrimination raciales, dans un contexte de polémique exacerbée entre tenants et adversaires de M. M’Bala M’Bala et, au-delà, entre tenants et adversaires des messages qu'il véhicule" :

"6. Considérant que, pour interdire la représentation à Tours du spectacle « Le Mur », précédemment interprété au théâtre de la Main d’Or à Paris, le maire de cette commune a relevé notamment que ce spectacle, tel qu’il est conçu, contient des propos de caractère antisémite et infamants envers des personnalités de la communauté juive, et mentionnant de façon indigne la Shoah ; que l’arrêté contesté rappelle que M. Dieudonné M’Bala M’Bala a fait l’objet de neuf condamnations pénales, dont sept sont définitives, pour des propos de même nature, et qu’il a clairement annoncé sa volonté de persister dans la même voie ; que l’arrêté relève en outre que la tenue de ce spectacle est susceptible d'attiser la haine et la discrimination raciales, dans un contexte de polémique exacerbée entre tenants et adversaires de M. M’Bala M’Bala et, au-delà, entre tenants et adversaires des messages qu'il véhicule ;"

Cette deuxième ordonnance du Conseil d'Etat se caractérise par deux éléments : un souhait pédagogique en premier lieu, qui se traduit par des considérants assez nombreux et détaillés pour une ordonnance de référé ;

"7. Considérant qu’il résulte des termes mêmes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative que l’usage par le juge des référés des pouvoirs qu’il tient de cet article est subordonné au caractère grave et manifeste de l’illégalité à l’origine d’une atteinte à une liberté fondamentale ; qu’à cet égard, les requérants ne sauraient utilement invoquer, au soutien d’une demande ayant un tel fondement, la circonstance – au demeurant démentie par les pièces du dossiers - selon laquelle l’arrêté litigieux serait insuffisamment motivé ;"

L'ordonnance du 10 janvier 2014 relève qu'il existe, de nouveau, un "risque sérieux" de trouble à l'ordre public, quand bien même les requérants soutiennent que les propos pénalement repréhensibles ne seraient pas repris :

"8. Considérant qu’au vu des éléments dont il disposait, le juge des référés de première instance a pu estimer, à bon droit, qu’au regard du spectacle prévu, tel qu’il a été annoncé et programmé, les allégations selon lesquelles les propos pénalement répréhensibles, de nature à porter de graves atteintes au respect de valeurs et principes tels que la dignité de la personne humaine et à provoquer à la haine et la discrimination raciales, relevés lors des séances tenues à Paris, ne seraient pas repris à Tours ne suffisent pas pour écarter le risque sérieux que le spectacle prévu constitue lui-même une menace d’une telle nature à l’ordre public ; que les éléments produits en appel, notamment les échanges au cours de l’audience publique, ne sont pas de nature à remettre en cause cette appréciation"

On soulignera au passage que la rédaction de cette ordonnance est sans doute plus ramassée, plus concise que celle de la veille. Le nombre des intérêts pris en compte par le Juge dans son exercice de contrôle est plus réduit. La "dignité humaine" composante de l'ordre public dont le Juge doit s'assurer du respect est ici menacée, reste à savoir si la mesure d'interdiction est celle qui permet de réaliser le meilleur équilibre entre liberté d'expression et respect de la dignité humaine.

Au terme de l'ordonnance, l'interdiction dont la suspension de l'exécution est demandée n'est donc pas affectée d'une illégalité grave et manifeste :

"9. Considérant que, dès lors que la réalité d’un tel risque est suffisamment établie, au vu des éléments soumis au juge des référés, et alors que la mise en place de forces de police ne peut suffire à prévenir des atteintes à l’ordre public de la nature de celles, en cause en l’espèce, qui consistent à provoquer à la haine et la discrimination raciales, le maire ne peut être regardé comme ayant commis une illégalité manifeste dans l’exercice de ses pouvoirs de police administrative en prononçant l’interdiction contestée ; que, dans ces conditions, le moyen tiré de ce que le maire aurait, ce faisant, obéi aux consignes du ministre de l’intérieur et ainsi entaché sa décision de détournement de pouvoir ne peut qu’être écarté"

L'histoire donnera sans doute raison au Conseil d'Etat qui a confirmé ici, dans des circonstances exceptionnelles, une jurisprudence ancienne et constante.

Vers un référé "liberté -suspension" ? Le précédent du Teknival de Marigny-le-Grand

Un mot sur la procédure tout d'abord. Chacun aura remarqué à quelle vitesse la justice administrative aura instruit et statué sur les requêtes en référé qui lui étaient ici présentés. Il est étrange que certains puissent le regretter, chacun devrait se réjouir que la justice soit en mesure d'intervenir si vite.

En réalité, l'intérêt de ce contentieux à répétition sur les spectacle de Dieudonné est peut être ailleurs. Le contentieux Dieudonné a marqué les esprits par la rapidité d'intervention du Juge administratif. Il ne fait aucun doute que nos clients vont nous en reparler et demander un traitement aussi rapide de leurs propres demandes. Or, la demande présentée en référé liberté par les avocats de Dieudonné correspondait à la suspension de l'exécution d'arrêtés préfectoraux.

Je ne serais donc pas étonné que la procédure de référé liberté soit plus souvent utilisée devant le juge administratif des référés pour présenter une demande de suspension de décisions administratives.

Pour l'heure, aux termes des dispositions du code de justice administrative, la procédure de "référé-suspension" doit être soigneusement distinguée de la procédure de "référé-liberté". Les deux procédures ont un objet différent et leurs modalités diffèrent également.

S'agissant du référé liberté, l'article L.521-2 du code de justice administrative : « Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme
de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures »

Un précédent existe : l'affaire du Teknival de Marigny-le-Grand que j'avais plaidé devant le Juge des référés du Tribunal administratif de Chalons en Champagne, pendant 4 heures, avec mon excellent confrère et ami Sébastien Le Briéro. Plusieurs associations de protection de l'environnement avaient été informées, quelques jours seulement avant la tenue de l'évènement, de l'organisation d'un grand "Teknival" sur une ancienne base militaire à Marigny-le-Grannd. Aucune autorisation préfectoral n'était connue et le dépôt d'un référé suspension était de peu d'utilité : l'audience se serait tenue, au mieux, trois semaines plus tard, soit après la manifestation que les associations souhaitaient voire interdire.

Pour accélérer l'instruction de la requête en référé suspension, nous avions tout d'abord introduit par télécopie une requête en référé liberté pour obtenir une audience en 48h, soit le vendredi précédent le week end au cours duquel des milliers de personnes et de véhicules devaient se réunir pour ce festival. Puis, nous avions introduit une requête en référé suspension en demandant la jonction de l'instruction des deux requêtes.

Pourquoi deux requêtes alors qu'il est possible de demander la suspension d'une décision administrative au moyen d'une requête en référé liberté ? Car, à l'époque, une incertitude existait, quelques jours après l'entrée en vigueur de la loi constitutionnelle du 1er mars 2005 portant Charte de l'environnement, sur la reconnaissance, par le Juge administratif, du droit à l'environnement au titre des libertés fondamentales. Or, faute de liberté fondamentale, le Juge du référé liberté ne peut bien sûr pas intervenir pour prévenir la violation d'une liberté qui n'existe pas.

Par deux ordonnances en date du 29 avril 2005, le Juge des référés du Tribunal administratif de Chalons en Champagne a fait droit aux deux requêtes en référé liberté et en référé suspension. C'est la requête en référé liberté qui a retenu l'attention, suscité nombre de commentaires et été présentée à nombre d'examens en droit. Car il s'agit de la première décision à faire application de la Charte de l'environnement. Le Juge du référé liberté avait alors ordonné : "Il est enjoint au préfet de la Marne de prendre toute mesure utile à l’effet d’interdire immédiatement la poursuite de la manifestation dénommée « Teknival » à Marigny-le-Grand". Toutefois, l'ordonannce de référé liberté ne fait pas état de la suspension de l'exécution d'une décision administrative. Le rapprochement des procédures de référé liberté et de référé suspension concernait ici la seule procédure d'instruction et de mise au rôle des requêtes.

Dans la pratique, les avocats peuvent hésiter à présenter une requête en référé liberté pour demander la suspension de l'exécution d'une décision administrative. Reste que nos clients expriment une demande de plus en plus forte de traitement rapide des requêtes,  a fortiori des requêtes en référé liberté.

Et le référé liberté permet, sous réserve de démontrer l'existence d'une liberté fondamentale et sa menace, d'obtenir une audience de manière très rapide. Le recours au référé liberté pourrait donc devenir plus fréquent.

Arnaud Gossement

Selarl Gossement Avocats


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