Ce film va connaître une carrière publique dans quelques jours, mais il a déjà fait l’objet d’une présentation en avant-première par les Frères Larrieu en début de semaine à Strasbourg.
Il se fonde sur un étrange roman de Philippe Djian intitulé « Incidences » dont l’opacité psychologique arrive à se cacher dans les détours et les replis de la montagne, tout en se détachant par instant sur la limpidité éclatante d’un lac et sur la blancheur aveuglante de la neige.
Eros et thanatos au pays des Helvètes apportent ainsi en se choquant un parfum de scandale chez les Calvinistes. Ce n’est pourtant pas le premier scandale.
Mais si le lecteur est prêt à se perdre, c’est d’abord dans les chemins de la création littéraire qu’il est amené par la main, pour mieux s’égarer et se sentir perdu avec délice. D’où vient l’inspiration ? s’écrit aussi : d’où vient le crime ? Comment cerner le paysage par l’écriture, plutôt que de se concentrer sur l’ego, ou bien plutôt comment le paysage révèle-t-il l’ego et permet-il à l'écriture de vibrer ? Des questions pour des leçons d'une heure proposées à des étudiantes superbes dont les jambes trahissent autant l’inquiétude que les intermittences du désir.
« Incidences », ce sont des jeux d’illusions pris dans les reflets d’une surface réfléchissante. « Incidences », ce sont parfois des jeux menaçants comme le surgissement d’un animal dans les phares d’une voiture en pleine nuit. Mais ce sont aussi les digressions répétées d’un récit, "Incidences" qui brouillent les pistes ou parfois proposent un détail essentiel qu’il faut savoir trier parmi des futilités. L'art de l'écriture, l'art du récit.
« Incidences », ce sont les conséquences oubliées d’un geste définitif que la mémoire enfouit au plus profond. La mémoire immédiate du loup-garou sans avant et sans après.
Des morts, du sang, un inceste quotidien, des amours vaines, des actes sexuels sans amour, les « Incidences » d’une vie racontée comme une suite d’oublis, de moments sans importance, de pensées désabusées, d’une vie qui se faufile entre ombres et lumières en essayant de prendre le maximum de plaisir sans se faire remarquer, de jouer un personnage social avec légèreté sans jamais prendre en compte le poids trop lourd du réel.
Un film romanesque, un film écrit
Du fait de ce jeu fait d’alternances et de mystères, le roman pouvait attendre en effet une mise en scène à sa hauteur. Il l’a trouvée. Et il s’est surtout incarné dans des lieux réels, même si très volontairement, les personnages « parlent comme dans un roman ».
Un grand bâtiment de verre où on ne sait jamais si on marche à l’intérieur ou à l’extérieur, si l’on descend ou si l’on monte, si on regarde le Jura ou si on regarde les Alpes, ou même si on va tomber dans l’eau. Il s’agit de l’espace commun d’une vie publique sans envergure faite de petits conflits entre enseignants, de ragots à hauteur de la morale commune et du regard circulaire de tous sur tous. Comme si l’Ogre de Jacques Chessex et son fils exposaient leurs secrets en pleine lumière en sortant du centre-ville de Lausanne pour aller vivre à la campagne. Une transparence proche du paradigme de la morale calviniste !
Un long chemin tout en virages qui permet de remonter sur le plateau suisse ou vers les chalets isolés au-dessus de Montreux. Routes mystérieuses et paysages superbes, dont une partie a été capturée par la caméra des frères Larrieu sur le Plateau des Glières en France.
Et enfin un refuge en bois qui craque sous le vent, qui semblé isolé comme derrière la bulle transparente du film "Le mur invisible" de Julian Roman Pölsler, un refuge qui clôt les secrets familiaux dans la chaleur rassurante d’un feu de bois.
Mais qu’importe la couture cinématographique entre les lieux. Les alternances sont parfaitement maîtrisées.
Je connais bien l’autoroute qui borde le lac. J’aime, hiver comme été, ces surplombs qui s'inscrivent dans des vignobles qui plongent vers l’eau et sont irriguées par la fonte des glaciers. J’aime aussi cette partie du Léman parce qu’elle offre une vue unique sur la côte française.
Qu’importent d’ailleurs les rapports qu’on peut aisément établir avec d’autres films qui célèbrent la montagne, avec l’ambiance de certains films d’Hitchcock. Ici les fenêters sur cour sont des fenêtres sur lac et les bulles sont individuelles. On se déplace avec elles sans avoir à s'affronter à des murs transparents et les fenêtres sont partout.
La communication n’existe d’ailleurs pas : les rapports humains sont mangés par le trop plein de lumière ou le trop plein d’obscurité. Et quand l’amour arrive, il est immédiatement anéanti par le secret.
Quand une bulle de savon éclate, elle passe d’abord par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Mais elle disparaît, comme disparaît dans une explosion ultime ce professeur de littérature qui ne sait pas écrire, mais qui ne cesse de parler. Quand la bulle éclate, il n’y a plus qu’une seule vérité…et avant la fin, juste avant, dans un fragment de seconde, un arc-en-ciel de possibles.
Voilà bien, du livre au film, un univers radical, sans âme, où seul compte le désespoir d’un paradis perdu qui reste pour toujours hors d’atteinte.
Et la radicalité de la mort inéluctable qui viendra quand les hommes réclameront les comptes et poseront la question policière ; la seule qui vaille à leurs yeux : qui a tué ? Mais est-ce qu’un loup-garou sait répondre à une question qu’il n’imagine même pas ? Est-ce qu’un loup-garou a jamais vaincu les insectes qui le piquent en attendant sa fin pour le dévorer ?
Un roman virtuose dont l’écriture est faite pour tromper les vivants et un film virtuose dont les paysages sont faits pour dissoudre les morts.
L’amour est un crime parfait. Réalisé par Arnaud Larrieu et Jean-marie Larrieu. Avec Mathieu Amalric, Karin Viard, Maïwenn, Sara Forestier, Denis Podalydès.