Je me souviens qu’au Chemin des Dames où nous nous étions réfugiés nous sauvâmes quelques pianos, clavicordes et clavecins. L’avancée des Bösendorfer que nous poussions dans les ramifications du souterrain gronde encore dans ma mémoire comme les roulements de timbale d’un requiem. Dans le recoin nocturne d’un boyau on tira un Pleyel en acajou moucheté dont l’instrumentiste nous affirma qu’il avait appartenu à Chopin. Le seul nom du compositeur produisit un frisson, comme un arc électrique, car si aucun compositeur n’était épargné dans la chasse aux sorciers déprimants, Chopin était sans doute la bête noire des maniaques de la pop. Le « patraque polonais » comme ils disaient en riant avait à leurs yeux le tort d’avoir composé presque toute son œuvre pour piano seul : ce piano seul inscrit en haut de chaque partition était une formule intolérable pour les fous des groupes de rock, des foules enfiévrées, et nous savions que si un jour ils forçaient notre refuge – que Sainte Cécile nous protège ! – la première cible serait le merveilleux instrument, d’où la nécessité de le placer le plus loin possible de l’entrée dans une grotte presque close. Ce fut notre salon, notre nid. À peine installé, le virtuose joua tout le jour puis la nuit suivante, deux ou trois fois l’œuvre entier, je ne sais plus, ma mémoire défaille ou plutôt l’émotion ruisselle sur mes souvenirs car nous tous assemblés, auditeurs résistants, étions conscients d’assister à une forme de cérémonie interdite ; jamais je n’entendis notes plus tendres, humeurs plus variées, colères plus tumultueuses.
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Une nuit où je m’exerçais sur ma clarinette, le tubiste me sortit de ma mélancolie – je ne cessais de jouer le mouvement lent du quintette de Mozart (musique parfaitement prohibée) – pour m’annoncer l’arrivée impromptue d’une nouvelle musicienne. Je ne bougeai pas de mon siège velouté, les survenues étaient quotidiennes, à quoi bon aller la saluer, j’aurais bien le temps, je ne voulais pas sortir de mon dialogue avec l’idéal, rien n’avait d’importance, du rêve délicieux pourquoi diable sortir, allons, laisse-moi mon ami et empresse-toi de l’accueillir si tu veux, moi je reste aux abîmes d’en haut, face au plus beau, à l’affaire la plus tendre, et comme il insistait j’interrompis mes langueurs apéritives et l’insultai d’un mot, puis repris la prière gardienne de mes nuits.
Je sentis malgré tout que quelque chose se passait, du fond de ma vieille mélodie insistante je perçus des hourrahs et après avoir posé l’instrument sur le socle, je gravis les marches vers la sortie qui donnait sur le Chemin. La carriole sous la lune avait fière allure. Le souvenir de cette apparition flotte encore devant moi : la nuit est si noire qu’elle miroite violet dans le froufrou des astres et le regard de la musicienne, si bleu, si gris, semble emprunter aux constellations couturières de la nuit ; ma main s’affole à l’idée que je dois restituer sa présence, robe claire enveloppant en partie la harpe, souffle émoussé du vent d’octobre et le lissé de sa chevelure rouge tombe et se mêle aux crins de la bête monotone vibrant de tous ses muscles. Aucun autre son que le crissement des roues et les pas du cheval éclaboussé d’étincelles métalliques, progression grosse de musique aérienne. Elle joue soudain ; c’est une élégie, autant de notes, autant d’étoiles, le cheval se met au rythme, jamais, jamais, je n’aurai au long du dos ces frémissements de reconnaissance, l’avoir vue un jour d’octobre-fruit sur le si bien nommé Chemin des Dames, l’avoir entendue à l’endroit même où la mort éclaboussa les jeunes ardents (c’était il y a si longtemps) et où la vie revient avec notre harpiste, ses notes enchevêtrées dans les doigts, confondant dirait-on cheveux et cordes, la joue posée sur le cadre de la harpe ajourée, écoutant les cris des jeunes gens qui jetèrent leur vie à larges poignées dans les sillons dégringolés. Ténue, elle se souvient avec nous des échos morts restitués en cascades mouillées, les larmes données à la brise appellent au secours le mineur de l’élégie. Puis tout s’immobilise, musique et bête. Sa voix s’élève âpre et flûtée : « Je viens me réfugier chez vous, chers amis, ils veulent briser ma harpe et mes doigts. »
Je nous revois autour de la carriole, le tubiste tenant les rênes de la pauvre bête qui avait fait l’ascension, tandis que le chef d’orchestre soulevait la harpiste dans ses bras et que je lisais pour ma part entre les cordes de l’instrument le jeu périlleux des étoiles peut-être mortes qui scintillaient alentour, partout, comme autant de notes d’une partition universelle. Ce soir-là, cette nuit-là, nous berçâmes la harpiste de nos mélodies lentes, en mineur, un baume.